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guerite nous apportait à manger aux champs… Jugez quel bonheur, prendre son repas sur la bruyère… à l’ombre d’un genévrier ! C’était une vraie fête pour Frederik… Sans doute, ce qu’il a fait est bien simple… mais ce dont j’ai été surtout très touchée, très contente, c’est la promptitude de sa résolution, accomplie d’ailleurs avec la ténacité de volonté que vous lui connaissez.

— Heureuse… heureuse… mère entre toutes les mères, — dit le docteur avec émotion en serrant les mains de Marie entre les siennes, — et doublement heureuse vous devez être, car ce bonheur est votre ouvrage.

— Que voulez-vous, docteur, — répondit madame Bastien avec une expression angélique, — on vit, c’est pour son fils.

— Oui… et vous… vous surtout… car sans votre fil… vous seriez… allons, — reprit monsieur Dufour, comme si, par cette réticence, il voulait échapper à une pensée pénible, — n’attristons pas cet entretien… il est trop bon au cœur pour cela.

— Vous avez raison, cher docteur… mais, j’y pense… cette proposition que vous veniez nous faire à moi et à Frédérik ?…

— C’est juste… voici de quoi il s’agit… vous savez… ou vous ne savez pas… car, dans votre isolement, vous ignorez toutes les grandes nouvelles du pays… vous ne savez peut-être pas que l’on a fait au château de Pont-Brillant des réparations et surtout des embellissemens qui font de ce séjour une demeure vraiment royale.

— En effet, cher docteur, je suis si peu au courant des grandes nouvelles du pays comme vous dites… que je ne savais rien de cela… je croyais même le château inhabité…

— Il ne va plus l’être, car le jeune marquis de Pont-Brillant va venir l’occuper avec sa grand’mère…

— Le fils de monsieur de Pont-Brillant qui est mort il y a trois ans ?

— Justement…

— Mais il doit être fort jeune ?

— Il a l’âge de Frédérik à peu près… Orphelin de père et de mère, sa grand’mère l’idolâtre et a fait des folies pour meubler et restaurer ce château, où elle viendra passer huit à neuf jours de l’année avec son petit-fils. Je suis allé à Pont-Brillant, il y a deux jours, pour y donner mes soins à monsieur le chef des cultures de serres chaudes, car chez ces grands seigneurs on ne dit pas jardinier, c’est trop vulgaire ; finalement, j’ai été ébloui du luxe de cet immense château : il y a une admirable galerie de tableaux, une serre chaude où l’on entrerait en voiture, et dans les jardins des statues admirables… Il y a surtout… mais je veux vous laisser le plaisir de la surprise, sachez seulement que c’est digne des Mille et une Nuits… J’ai donc pensé que vous et Frédérik vous seriez peut-être curieux de voir ce conte arabe réalisé… cette féerie en action… et grâce à la haute protection que m’accorde monsieur le chef des cultures, je me fais fort de vous conduire au château… demain ou après-demain, mais pas plus tard, car le jeune marquis est attendu le jour d’ensuite ; que dites-vous de ma proposition ?

— Je dis, mon cher docteur, que j’accepte avec plaisir : ce sera une délicieuse partie pour Frédérik… dont l’éblouissement sera d’autant plus complet qu’il n’a pas plus que moi l’idée de ce que c’est qu’un luxe pareil ; il se fera une fête de cette excursion au château de Pont-Brillant. Merci donc, mon bon docteur, — ajouta madame Bastien avec une joie naïve, — ce sera une charmante journée.

— Eh bien… quand irons-nous ?

— Demain : cela vous convient-il ?

— Parfaitement… je ferai mes visites très matin, afin d’être libre, et, si vous le voulez, je serai ici à neuf heures ; il nous faut une heure et demie pour nous rendre au château ; le chemin est superbe… presque toujours dans la forêt.

— En sortant… du château, nous pourrons déjeuner dans les bois, avec des fruits que nous emporterons, — reprit gaiement madame Bastien, — je dirai à Marguerite de faire une de ces galettes de ménage que vous aimez tant… mon bon docteur.

— J’accepte… à condition que la galette sera grosse, — s’écria joyeusement le docteur, — qu’elle sera énorme, car Frédérik et vous y ferez une fameuse brèche…

— Soyez tranquille, docteur, — répondit non moins gaiement madame Bastien. — Nous aurons tous notre bonne part au gâteau… Mais, tenez, voilà justement Frédérik qui vient de terminer sa leçon… je vous laisse le plaisir de lui faire cette aimable surprise.

— Oh ! mère… quel bonheur ! — s’écria l’adolescent lorsque monsieur Dufour lui eut donné connaissance de ses projets ; — comme ça doit être magnifique à voir ce château !… Merci, mon bon monsieur Dufour, de nous avoir ménagé ce beau voyage dans le pays des fées.


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Le lendemain, le docteur fut exact, et lui, madame Bastien et son fils partirent pour le château de Pont-Brillant par une splendide matinée d’été.


III.


Madame Bastien, son fils et le docteur Dufour, après avoir traversé une superbe forêt, arrivèrent au château de Pont-Brillant par une large avenue d’une demi-lieue de long bordée de deux contre-allées gazonnées, et plantées comme l’avenue principale d’ormes gigantesques, vieux peut-être de quatre siècles ; une vaste esplanade, ornée d’énormes orangers en caisse, entourée de balustres de pierre, et surélevée en terrasse, d’où l’on embrassait un immense horizon, servait de cour d’honneur au château.

Ce chef-d’œuvre de l’architecture de la renaissance, aux tourelles sculptées à jour, aux coupoles dentelées, aux dômes à flèches élancées, aux colonnades mauresques, rappelait l’ensemble grandiose et féerique du château de Chambord.

Frédérik et sa mère n’avaient jamais vu qu’à une distance d’une lieue et demie cette masse imposante de bâtimens ; tous deux s’arrêtèrent un moment au milieu de l’esplanade, frappés d’admiration, en embrassant d’un coup d’œil ces merveilleux détails, ces innombrables broderies de pierre dont ils ne soupçonnaient pas l’existence.

Le bon docteur, aussi triomphant que si le château lui eût appartenu, se frottait joyeusement les mains, s’écriant avec suffisance :

— Ce n’est rien encore… ce ne sont là que les bagatelles de la porte. Que sera-ce donc lorsque vous aurez pénétré dans l’intérieur de ce palais enchanté !

— Mon Dieu, mère, — disait Frédérik, — vois donc cette colonnade à ogives, à côté du grand dôme, comme c’est léger, aérien !

— Et là-bas ces balcons de pierre, — reprenait la jeune femme, — on dirait de la dentelle… Et les sculptures des croisées du premier étage, quelle délicatesse ! quelle richesse de détails !

— Je déclare, — dit le docteur avec une gravité comique, — que nous ne serons pas sortis du château avant demain, si nous perdons tant de temps à admirer les murailles.

— Monsieur Dufour a raison, — dit Marie en reprenant le bras de son fils, — allons, viens…

— Et ces bâtimens, qui ont l’air d’un autre château relié au premier par des ailes circulaires, — demanda l’adolescent au médecin, — qu’est-ce donc, monsieur Dufour ?

— Ce sont les écuries et les communs, mon garçon.

— Des écuries ?… dit madame Bastien, — c’est impossible ; vous vous méprenez, mon cher docteur.

— Comment ? vous n’avez pas plus de foi que cela dans votre cicérone ! — s’écria le docteur ; — apprenez, mada-