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La mère et le fils, bras dessus, bras dessous, les joues empourprées, le regard humide de larmes joyeuses, et recommençant parfois de rire brusquement et de plus belle, gagnèrent un banc de bois rustique placé en face de la cascade, sur le bord du petit ruisseau ; là, tous deux prirent quelques momens de repos, pendant lesquels madame Bastien se mit à étancher avec sollicitude la sueur qui perlait au front de son fils.

— Mon Dieu, — dit Frédérik, — que c’est donc ridicule de rire ainsi !…

— Oui… mais avoue que c’est bien bon.

— Certainement, et c’est la faute de ce volant qui vient… justement… me tomber… sur le nez…

— Frédérik… c’est toi qui recommences… tant pis…

— Non… c’est toi qui meurs d’envie de rire… je le vois bien…

Et tous deux de se laisser aller de nouveau à cet excellent rire bête, aussi absurde, aussi involontaire que délicieusement désopilant.

— C’est égal, — dit madame Bastien en sortant la première de cette nouvelle crise d’hilarité, — vois-tu, Frédérik, ce qui me console de la bêtise de nos rires, c’est qu’il n’y a, j’en suis sûre, que les gens aussi heureux que nous qui connaissent de pareils accès de folle joie.

— Ah ! mère, tu as raison… — dit Frédérik, en appuyant sa tête sur l’épaule de madame Bastien, et en s’y berçant pour ainsi dire avec un mouvement de câlinerie charmante, — nous sommes si heureux !… Tiens, par exemple, en ce moment… par ce beau soir d’été, sous cette ombre fraîche… être là, près de toi, appuyant ma tête sur ton épaule, et les yeux à demi fermés… voir là-bas, comme à travers un voile doré que lui font les rayons du soleil, notre maisonnette, pendant que la cascade fait entendre son murmure, embrasser ainsi d’un regard ce cher petit monde, dont nous ne sommes jamais sortis, oh ! mais c’est bon… mais c’est doux… à vouloir rester ainsi pendant cent ans…

Et Frédérik, faisant un nouveau mouvement, parut en en effet vouloir se dorloter sur l’épaule de sa mère pendant une éternité.

La jeune femme, se gardant bien de déranger Frédérik, pencha seulement sa tête un peu de côté, afin de toucher de sa joue la joue de l’adolescent, prit une de ses mains dans les siennes, et répondit :

— C’est pourtant vrai cela… Ce coin de terre a toujours été pour nous un paradis ; et, sauf le souvenir de tes trente-trois jours de maladie, nous chercherions, je crois, en vain à nous rappeler un moment de chagrin ou de tristesse… n’est-ce pas, Frédérik ?

— Tu m’as toujours tant gâté…

— M. Frédérik ne sait pas du tout ce qu’il dit, — reprit madame Bastien, en affectant une gravité plaisante, — il n’y a rien de plus maussade, de plus insupportable, et surtout de plus malheureux qu’un enfant gâté… Je voudrais bien savoir quels caprices, quelles fantaisies, j’ai encouragés en vous, monsieur ? Voyons : cherchez, cherchez…

— Je le crois bien, tu ne me donnes pas le temps de désirer… tu t’occupes de mes récréations, de mes plaisirs… au moins autant que moi, car, en vérité, je ne sais pas comment tu fais… mais, avec toi, le temps passe toujours… si vite… si vite… que je ne peux croire que nous soyons déjà à la fin de juin… et je dirai la même chose à la fin de janvier, pour toujours recommencer ainsi.

— Il ne s’agit pas de me câliner, monsieur, mais de me dire… quand je vous ai gâté ?… et si je ne suis pas au contraire très sévère, très exigeante, pour vos heures de travail par exemple ?

— Oui, je te le conseille de parler de cela ! Est-ce que tu ne partages pas mes études comme mes jeux ? aussi le travail m’a-t-il toujours autant amusé que la récréation… Vois un peu mon beau mérite !

— Mais enfin, monsieur Frédérik, vous avez remporté deux beaux prix à Pont-Brillant… et je n’étais pas là cette fois… j’espère ; … enfin… je vous…

— Enfin, mère… dit Frédérik, — en jetant ses bras autour du cou de Marie, qu’il interrompit en l’embrassant avec effusion, — je soutiens, moi, que, si je suis heureux… c’est par toi… Si je sais… si je vaux quelque chose, c’est encore par toi… oui, uniquement par toi… T’ai-je jamais quittée ? Oui, tout ce que j’ai de bon… je le tiens de toi… mais… ce que j’ai de mauvais… mon opiniâtreté, par exemple… je…

— Oh ! pour cela, dit madame Bastien en souriant, en interrompant à son tour Frédérik et le baisant au front, — cette chère petite tête… veut bien ce qu’elle veut… C’est la vérité, je ne sache pas de volonté plus énergique que la tienne… Ainsi tu as opiniâtrement voulu être jusqu’ici le plus tendre… le meilleur des fils… tu n’as pas manqué… à ta résolution… Puis la jeune mère ajouta avec une émotion délicieuse : Va… va, mon enfant aimé, je ne te vante pas… chaque jour m’apporte une nouvelle preuve de la bonté, de la générosité de ton cœur… Si je te flattais… les habitans de notre petit monde, comme tu dis, seraient mes complices, et nous sommes trop pauvres et trop ennemis du mensonge pour avoir des adulateurs. Et tiens, — ajouta vivement madame Bastien en indiquant quelqu’un du geste à Frédérik, — si j’avais besoin d’un auxiliaire pour te convaincre, j’invoquerais le témoignage de l’excellent homme que voici… Il te connaît presque aussi bien que moi, et tu m’avoueras que sa sincérité n’est pas suspecte, à lui.

Le nouveau personnage dont parlait madame Bastien, et qui s’avançait sous la futaie, avait quarante ans environ, une taille petite et frêle, un extérieur fort négligé. De plus ce nouveau venu était singulièrement laid, mais d’une laideur spirituelle et remplie de bonhomie. Il se nommait Dufour, exerçait la médecine à Pont-Brillant, et, l’année précédente, avait, à force de savoir et de soins, sauvé Frédérik d’une, grave maladie.

— Bonjour, ma chère madame Bastien, — dit allègrement le docteur, en s’approchant de la jeune femme et de son fils. — Bonjour, mon enfant, — ajouta-t-il, en serrant cordialement la main de Frédérik.

— Ah ! docteur… docteur, — dit madame Bastien, avec une affectueuse gaieté, — vous venez bien à propos pour être grondé.

— Grondé ! moi !…

— Certainement… voilà plus de quinze grands jours que vous n’êtes venu nous voir…

— Fi ! — reprit joyeusement M. Dufour, — fi !… voyez un peu les égoïstes, avec des santés aussi florissantes que celles-là, oser demander des visites à un médecin.

— Fi ! — répondit non moins joyeusement madame Bastien au docteur ! — fi ! le dédaigneux, qui méprise assez la reconnaissance de ceux qu’il a sauvés pour les priver du plaisir de pouvoir lui dire souvent… bien souvent : Merci, notre sauveur… merci.

— Oh ! comme ma mère a raison, monsieur Dufour, — ajouta Frédérik, — vous croyez que parce que vous m’avez rendu la vie… tout est fini entre nous, n’est-ce pas ? Êtes-vous ingrat !

— La mère et le fils me déclarent la guerre… je ne suis pas de force… — répondit le docteur en faisant deux pas en arrière, — je bats en retraite.

— Allons !… — reprit madame Bastien, — nous n’abuserons pas de nos avantages… mais à une condition, docteur, c’est que vous dînerez avec nous.

— J’étais parti de chez moi avec cette excellente intention-là, — reprit le docteur sérieusement cette fois ; — mais je dépassais à peine les dernières maisons de Pont-Brillant, lorsque j’ai été arrêté par une pauvre femme qui m’a demandé de venir voir en hâte son mari… J’y suis allé… j’ai donné les premiers soins… malheureusement il s’agit d’une maladie si grave… et d’une marche si rapide, que je ne serais pas tranquille si je ne revoyais pas ce soir mon malade avant sept heures,