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de son cou, annonçaient une nature pleine de vie et de sève ; l’humide corail de ses lèvres, le brillant émail des dents, la ferme rondeur des bras charmans légèrement rosés comme ceux d’une jeune fille, complétaient ces symptômes d’un sang pur, riche et vierge, conservé tel par la régularité d’une vie solitaire, chaste et pour ainsi dire claustrale, vie concentrée tout entière dans une seule passion… l’amour maternel.

La physionomie de Marie Bastien offrait un double caractère ; car si l’angle de son front, la coupe de ses sourcils révélaient une énergie, une persistance de volonté peu commune, jointes à une rare intelligence, l’expression de son regard était d’une ineffable bonté, son sourire plein de douceur et de gaieté… de gaieté, ainsi que le témoignaient deux petites fossettes roses, creusées par la fréquence d’un franc rire, à peu de distance des coins veloutés de sa bouche. En effet, la jeune mère égalait au moins son fils en joyeuseté ; aussi, bien souvent, l’heure de la récréation venue, le plus fou, le plus enfant, le plus turbulent des deux n’était pas l’adolescent.

C’est que tous deux se trouvaient si heureux… si heureux dans ce petit coin de terre isolé qu’ils n’avaient jamais quitté… et où leur vie s’était jusqu’alors passée dans l’échange des sentimens les plus délicats, les plus charmans et les plus tendres !…

Certes, en les voyant assis devant la table de travail, on eût pris la mère et le fils pour le frère et la sœur.

Frédérik Bastien ressemblait extrêmement à sa mère, quoiqu’il fût d’une beauté plus mâle, plus accentuée ; son teint était plus brun, ses cheveux plus foncés que ceux de la jeune femme, et ses sourcils d’un noir de jais donnaient un attrait de plus à ses grands yeux d’un bleu pur et doux : car Frédérik avait les yeux et le regard de sa mère, de même qu’il avait son fin sourire, son nez grec, ses dents perlées, ses lèvres vermeilles que le duvet de la puberté estompait déjà.

Élevé dans toute la liberté salubre d’une vie rustique, Frédérik, dont la taille à la fois élégante et robuste dépassait celle de sa mère, rayonnait de santé, de jeunesse et de grâce ; on ne pouvait rencontrer une physionomie plus intelligente et plus résolue, plus affectueuse et plus riante. Il était facile de voir que la coquetterie maternelle avait présidé à la toilette de l’adolescent, quoique sa mise fût des plus simples ; une jolie cravate de satin cerise, sur laquelle se rabattait un fin col de chemise, s’harmonisait parfaitement avec le teint frais et brun de l’adolescent, tandis que l’éblouissante blancheur de son gilet de basin blanc tranchait sur le jaune pâle de sa veste de chasse en nankin, à larges boutons de nacre ; enfin ses mains, au lieu de ressembler à ces affreuses mains de collégien, aux ongles rongés, à la peau rugueuse et tachée d’encre, étaient non moins soignées que celles de la jeune femme, et, comme les siennes, encore embellies par des ongles roses et lustrés d’un ovale parfait.

(Les mères qui ont des fils de seize ans au collège comprendront et excuseront la puérilité de ces détails.)

Nous l’avons dit, Frédérik et sa mère, assis à la même table, l’un en face de l’autre, travaillaient opiniâtrement (ou plutôt piochaient ferme, comme on dit au collége) ; chacun ayant à sa gauche un volume du Vicaire de Wakefield, et devant soi une belle feuille de papier blanc alors presque entièrement remplie.

— Frédérik… passe-moi le dictionnaire, — dit madame Bastien sans lever les yeux, et en tendant sa main charmante à son fils.

— Oh !… le dictionnaire… — dit Frédérik en riant avec un accent de compassion moqueuse, — peut-on en être réduit à avoir recours au dictionnaire !

Et il donna le volume à sa mère, non sans avoir baisé la jolie main qui attendait le gros livre.

Marie, la tête toujours baissée, se contenta de sourire sans répondre ; puis, tout en jetant à son fils un regard en dessous, qui fit paraître encore plus limpide l’azur de ses grands yeux bleus, elle prit son porte-plume d’ivoire entre ses petites dents, qui le firent paraître presque jaune, et se mit à feuilleter prestement le dictionnaire.

Profitant de ce moment d’inattention, Frédérick se leva de son siège, et, les deux mains appuyées sur la table, il se pencha en avant pour tâcher de voir où sa mère en était de sa traduction.

— Ah !… Frédérik… tu veux copier sur moi, — dit gaiement Marie en abandonnant le dictionnaire et, de ses deux petites mains, couvrant à grand’peine le feuillet pour le soustraire aux yeux de son fils. — Ah !… vois-tu ? je t’y prends, cette fois…

— Non… je t’assure, — répondit Frédérik en se rasseyant, — je voulais voir si tu étais aussi avancée que moi…

— Tout ce que je sais, — répondit madame Bastien d’un air triomphant, en se hâtant d’écrire après avoir consulté le dictionnaire, — c’est que moi… j’ai fini…

— Comment… déjà ! — dit humblement Frédérik.

Cinq heures sonnèrent alors à une vieille horloge à gaîne en marqueterie, haute de six pieds et placée dans un coin de la salle d’étude.

— Bon ! la récréation ! — s’écria joyeusement Marie, — la récréation ! ! viens-tu, Frédérik ?

Et la jeune femme, quittant précipitamment son siége, courut vers son fils.

— Je te demande seulement dix minutes… et j’ai fini, — reprit Frédérik d’un ton suppliant, en se hâtant d’écrire, — fais-moi la charité de dix pauvres petites minutes.

Mais il fallut voir comme cette requête fut accueillie ! et avec quelle pétulante gaieté la jeune mère, posant un buvard sur la feuille que son fils laissait inachevée, ferma ses livres, lui ôta sa plume des mains, et, rapide, légère, l’entraîna sous la futaie séculaire, alors pleine d’ombre et de fraîcheur.

Il faut le dire, Frédérik n’opposa pas une résistance désespérée à la volonté despotique de sa mère, et il fut bientôt fort allègrement disposé à faire, comme on dit : une fameuse partie.


II.


Cinq minutes après le commencement de la récréation, une partie active de volant s’engageait entre Frédérik et sa mère.

C’était un délicieux tableau.

De vifs rayons de soleil, traversant çà et là le dôme presque impénétrable de l’ombreuse futaie, venaient quelquefois dorer les charmantes figures de madame Bastien et de son fils, dont chaque pose, chaque mouvement, était rempli de grâce et d’agilité.

Marie, le visage coloré du rose le plus vif, les yeux animés, la bouche entr’ouverte et rieuse, la taille bien cambrée en arrière, le sein palpitant sous la fine étoffe de sa robe, le pied tendu en avant, la main armée de la raquette à manche de velours, recevait le volant, puis le renvoyait malicieusement à Frédérik dans une direction tout opposée à celle qu’il prévoyait. Aussitôt, leste et rapide, écartant par un brusque mouvement de tête les boucles de sa belle chevelure brune, qui embarrassaient son front, l’adolescent, en quelques bonds vigoureux et légers, arrivait assez à temps pour relever avec adresse le jouet ailé au moment où il rasait la terre, et le rejetait à sa mère… Celle-ci le recevait et le relançait non moins adroitement ; mais, ô bonheur ! voici qu’après avoir décrit sa courbe, que Frédérik épiait d’un regard vigilant, le volant lui retombe… droit sur le nez… et que, perdant l’équilibre, en voulant cependant relever ce coup désespéré, l’adolescent trébuche et roule sur l’épais gazon.

Alors, ce furent des rires si fous, des éclats d’hilarité si violens de la part des deux joueurs, que la partie demeura forcément suspendue.