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L’aile où se trouvait l’habitation, treillagée de même, était entourée d’arbustes et de fleurs ; une allée sablée d’un beau sable jaune conduisait à la porte principale, abritée par un large porche de bois rustique, à toit de chaume, où s’enracinaient de larges touffes de joubarbe et d’iris nain ; ce péristyle agreste, aux parois à jour, garni de plantes grimpantes, servait de salon d’été… Sur l’appui de chaque croisée, peinte d’un vert foncé, qui faisait ressortir la blancheur éblouissante des rideaux et la limpidité des vitres, on voyait une petite jardinière faite du bois argenté du bouleau, et remplie de fleurs communes, mais fraîchement épanouies. Enfin une légère palissade, à demi cachée par des massifs d’acacias roses, de ljlas et d’ébéniers, récemment plantés, reliait les deux ailes des bâtiments parallèlement à la grange du fond, et clôturait ainsi ce charmant jardin, dans lequel on entrait par une porte à claire-voie, peinte aussi d’un vert gai. Du côté de la futaie, la métamorphose n’était pas moins complète et subite. Au lieu de ronces et de chardons, un tapis de fin gazon, coupé d’allées sinueuses et sablées, s’étendait sous le magnifique ombrage des vieux chênes ; le ruisseau, jadis si fangeux, détourné dans un lit nouveau, et arrêté vers le milieu de son cours par un barrage en grosses pierres rocheuses et moussues, élevé de trois ou quatre pieds, retombait de cette hauteur en une petite cascade bouillonnante, puis continuait de couler rapide et transparent au niveau de ses rives gazonnées…

Quelques corbeilles de géraniums, dont les ombelles écarlates tranchaient sur le vert de la pelouse, çà et là dorée par quelque vif rayon de soleil traversant l’épaisse feuillée, égayaient encore ce site charmant… terminé par une large trouée, à travers laquelle on apercevait à l’horizon la forêt de Pont-Brillant, dominée par son antique château.

Les détails de cette transformation complète, obtenue en si peu de temps par des moyens simples et peu coûteux, sembleront puérils peut-être ; cependant ils sont significatifs, comme expression d’une des mille nuances de l’amour maternel. Oui… une jeune femme de seize ans, mariée à quinze ans et demi, et reléguée, exilée, depuis son mariage, dans cette solitude, l’avait ainsi métamorphosée.

C’était uniquement en songeant à son enfant, en cherchant à l’entourer d’objets riants, d’aspects agréables, au milieu de l’isolement où il devait vivre, que le goût de la jeune mère s’était développé ; chacune des innovations charmantes apportées par elle dans ce séjour d’abord si triste, si repoussant, n’avait été pour ainsi dire qu’un cadre où, plus tard, devait rayonner l’image d’une chère petite créature ardemment attendue.

Sur la pelouse du jardin intérieur, soigneusement clos, l’enfant pourrait d’abord s’ébattre tout petit ; le porche rustique abriterait ses jeux, en cas de pluie ou de trop ardente chaleur ; tandis que les murs treillagés, verdoyants et fleuris de la maisonnette reposeraient gaiement sa vue.

Puis, plus tard, lorsqu’il grandirait, il pourrait, sous l’œil maternel, courir sur le gazon de la futaie ombreuse, et s’amuser à entendre le doux murmure de la cascade, ou à voir briller et fuir ses bouillons argentés à travers les rocailles couvertes de mousse, le ruisseau limpide, maintenu partout à une profondeur de deux pieds, n’offrant aucun péril pour l’enfant, qui pourrait, au contraire, lors des chaudes journées d’été, se baigner dans son onde fraîche et pure qui se filtrait à travers un fin gravier.

En cela… comme en bien d’autres circonstances, ainsi qu’on le verra plus tard, une sorte de révélation, guidant la jeune mère, lui avait donné l’idée de changer à si peu de frais cette ferme sordide, délabrée, en un riant cottage.

À l’époque où commence ce récit (vers la fin du mois de juin 1845), la jeune mère habitait cette ferme ainsi transformée depuis dix-sept ans ; les arbustes de la pelouse intérieure étaient des arbres, les bâtiments disparaissaient complètement sous un luxuriant manteau de feuillage et de fleurs : tandis que, pendant l’hiver, la verdure incessante de plusieurs lierres énormes cachait encore les murailles et garnissait entièrement le porche rustique à toit de chaume. Du côté de la futaie, la petite cascade et le ruisseau faisaient toujours entendre leur mélancolique murmure. Sur ce site agreste et charmant, s’ouvrait la porte vitrée d’une grande pièce servant à la fois de salon à la jeune mère et de salle d’étude pour son fils, alors âgé de seize ans et quelques mois. Cette pièce renfermait une sorte de musée (on sourira peut-être de cette ambitieuse expression), ou plutôt de reliquaire maternel. Ainsi… un modeste meuble de bois blanc garni de vitres contenait sur ses tablettes une foule d’objets religieusement conservés par la jeune femme, comme autant de souvenirs précieux résumant à ses yeux les différentes phases de la vie de son fils.

Là, tout avait une date, depuis le hochet de l’enfant jusqu’à la couronne de chêne obtenue par l’adolescent lors d’un concours dans un pensionnat de la petite ville de Pont-Brillant, où l’orgueilleuse mère avait voulu envoyer son fils, pour essayer ses forces. Là, tout avait sa signification, depuis le petit fusil, jouet à demi brisé, jusqu’au brassard de satin blanc frangé d’or que portent si fièrement les néophytes lors de leur première communion.

Ces reliques paraîtront puériles, ridicules peut-être. Et pourtant, si l’on songe que tous les incidens de la vie enfantine et adolescente de son fils, caractérisés par les objets dont nous parlons, avaient été pour cette jeune mère idolâtre de son enfant, et vivant dans la plus complète solitude, avaient été, disons-nous, autant d’événemens graves, touchans ou solennels, l’on excusera ce culte du passé… et l’on comprendra aussi la pensée qui avait rangé parmi ces reliques une petite lampe de porcelaine blanche, à la pâle lueur de laquelle la jeune mère avait veillé son fils pendant une longue et dangereuse maladie, dont il avait été sauvé par un modeste et habile médecin demeurant à Pont-Brillant.

Est-il besoin de dire qu’une partie des boiseries de la salle d’étude était ornée de cadres renfermant, ici une page d’une écriture enfantine presque informe, et, plus loin, la copie de trois strophes que l’année précédente, l’adolescent avait essayé de rimer pour la fête de sa mère ? Ailleurs, les inévitables têtes d’Andromaque et de Niobé, que le crayon inexpérimenté du commençant afflige ordinairement de bouches si contractées, d’yeux si incertains, semblaient regarder avec une surprise courroucée une jolie aquarelle très-finement touchée d’après nature, et représentant un site des bords de la Loire. Enfin, çà et là, suspendus aux murailles, ou supportés par des socles de bois noir, on voyait divers fragmens de statuaire antique, moulés en plâtre qui avaient servi et servaient encore de modèles ; les premiers livres d’étude de l’enfant étaient non moins pieusement conservés par sa mère dans une bibliothèque renfermant un excellent choix d’ouvrages d’histoire, de géographie, de voyages et de littérature. Un piano et quelques rayons chargés de partitions se voyaient non loin de la table de dessin, et complétaient le modeste ameublement de cette pièce.

Vers la fin du mois de juin 1845, la jeune femme dont nous parlons, et que nous nommerons Marie Bastien, se trouvait avec son fils dans la salle d’étude. Cinq heures du soir allaient bientôt sonner ; les rayons du soleil, quoique brisés par les lames des persiennes abaissées afin d’entretenir la fraîcheur au dedans, jetaient çà et là de vermeils et joyeux reflets, tantôt sur la boiserie grise de la salle d’étude, tantôt sur de gros bouquets de fleurs récemment coupées et placées sur la cheminée dans des vases de porcelaine.

On voyait encore dans un grand verre de cristal à pied une douzaine de belles roses variées, à demi écloses, épandant le plus doux parfum, et qui semblaient égayer une table de travail chargée de livres et de papiers, de chaque côté de laquelle la mère et le fils, tous deux assis, semblaient très-laborieusement occupés.

Madame Bastien, quoiqu’elle dût avoir bientôt trente-un ans, en paraissait à peine vingt, tant son visage enchanteur resplendissait de fraîcheur juvénile, nous dirions presque virginale… car l’angélique beauté de cette jeune femme était digne d’inspirer ces naïves paroles faites pour la Vierge, mère du Christ : « Je vous salue, Marie, pleine de grâces… » Madame Bastien portait une robe d’été à manches courtes en percaline à mille raies d’un bleu pâle, serrée par un large ruban rose à sa taille élégante et souple, qui eût, comme on dit, tenu entre les dix doigts. Ses jolis bras étaient nus ou plutôt en partie voilés par le léger réseau de longues mitaines de filet qui ne dépassaient pas son coude à fossettes. Deux épais bandeaux de cheveux châtains naturellement très-ondés, çà et là nuancés de vifs reflets dorés, et descendant très-bas, encadraient l’ovale parfait de son visage, dont la blancheur transparente se colorait d’un carmin délicat vers le milieu des joues ; ses grands yeux, du plus tendre, du plus riant azur, se frangeaient de longs cils, bruns comme ses sourcils finement arqués, bruns comme les cheveux follets qui, se crispant à la naissance