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propre, et je ne veux pas m’exposer à avoir le désavantage avec vous dans le dos à dos… » Vous voyez donc bien, mon cher monsieur, reprit le bossu avec un redoublement de jovialité, — que, me moquant de moi-même mieux que personne, j’ai raison de ne pas tolérer que l’on fasse grossièrement, maladroitement… ce que je fais de bonne grâce.

— Vous dites, monsieur, — reprit M. de Mornand avec impatience, — que vous ne tolérez pas…

— Allons donc, Mornand… c’est une plaisanterie, s’écria M. de Ravil. — Et vous, marquis… vous avez trop d’esprit pour…

— Il ne s’agit pas de cela, — reprit M. de Mornand, — Monsieur a dit qu’il ne tolérait pas…

— Que l’on se moquât de moi, — dit le marquis, — non pardieu !… Monsieur, je ne le tolère pas… je le répète.

— Mais, encore une fois, marquis, dit de Ravil, — Mornand n’a pu avoir… n’a pas eu un instant la pensée de se moquer de vous…

— Vrai ?… baron…

— Parbleu !

— Bien vrai, bien vrai, baron ?

— Mais certainement !

— Alors, — reprit le marquis, que monsieur me fasse la grâce de m’expliquer ce qu’il entendait par cette réponse à ma demande : C’est très délicat…

— Mais c’est tout simple… je vais…

— Mon cher de Ravil, — dit M. de Mornand en interrompant son ami d’une voix ferme, — tu vas beaucoup trop loin ; puisque M. de Maillefort procède par sarcasmes, par menaces, je juge convenable de lui refuser toute explication. Monsieur de Maillefort peut donner à mes paroles le sens… qui lui conviendra…

— Oh ! oh ! donner un sens à vos paroles ! dit le bossu riant, je ne me charge pas d’une telle tâche, c’est l’affaire de vos honorables collègues de la Chambre des pairs, lorsque vous leur débitez un de ces superbes discours… que vous avez la particularité de comprendre…

— Finissons, monsieur, — dit M. de Mornand poussé à bout, — admettez mes paroles aussi insolentes que possible…

— Mais tu es fou, — s’écria de Ravil, — tout ceci… est… ou sera d’un ridicule achevé.

— Vous avez raison, mon pauvre baron, dit le marquis d’un air naïf et contrit, — cela peut devenir d’un ridicule énorme, effrayant… pour… Monsieur ; aussi, voyez comme je suis bon prince, je me contenterai des excuses… suivantes, faites à voix haute par M. de Mornand devant trois ou quatre personnes à mon choix : « Monsieur le marquis de Maillefort, je vous demande très humblement et très honteusement pardon d’avoir osé… »

— Assez !… Monsieur !… s’écria M. de Mornand, — vous me supposez donc bien lâche… ou bien stupide ?

— Vrai ? vous me refusez cette réparation, dit le marquis en poussant un gros soupir d’un air railleur, — vous me la refusez… là… positivement ?

— Eh ! oui, monsieur, positivement, — s’écria M. de Mornand, — très positivement !

— Alors, monsieur, dit le marquis avec autant d’aisance que de parfaite courtoisie, — je me crois obligé de terminer cet entretien ainsi que je l’ai commencé, et d’avoir de nouveau, monsieur, l’honneur de vous dire : — Voulez-vous me faire la grâce de me servir de vis-à-vis ?…

— Comment ? monsieur, votre vis-à-vis ? — dit M. de Mornand ébahi.

— Mon vis-à-vis… dans une contredanse à deux, — ajouta le bossu avec un geste expressif… — vous comprenez ?…

— Un duel… avec vous ? — s’écria M. de Mornand qui, dans le premier emportement de la colère, avait oublié la position exceptionnelle du bossu, et qui seulement alors songeait à tout ce qu’il pouvait y avoir de ridicule pour lui dans une pareille rencontre, aussi répéta-t-il : — Un duel avec vous, monsieur ? Mais…

— Allez-vous me répondre comme tout-à-l’heure — reprit gaîment le bossu, en l’interrompant, — que cet autre vis-à-vis est trop délicat ?… ou trop dangereux, comme disait votre ami de Ravil ?

— Non, monsieur… je ne trouverais pas cela trop dangereux… — s’écria M. de Mornand, — mais ce serait par trop ridicule.

— Eh ! mon Dieu ! c’est ce que je disais tout-à-l’heure à cet honnête monsieur de Ravil… ce sera d’un ridicule énorme… effrayant… pour vous… mon pauvre monsieur… Mais que voulez-vous ?

— En vérité, messieurs, — s’écria de Ravil, — je ne souffrirai jamais que… Puis, avisant Gerald de Senneterre qui passait dans le jardin, il ajouta :

— Voici justement le duc de Senneterre… le fils de la maison ; il va se joindre à moi pour terminer cette folle querelle.

— Pardieu, messieurs, — reprit le bossu, — le duc arrive à merveille. Et, s’adressant au jeune homme, il lui dit :

— Gerald, mon cher ami… venez à notre secours.

— Qu’y a-t-il, monsieur le marquis ? — répondit Gerald avec une expression d’affectueuse déférence.

— Vous avez des cigares ?

— Excellents, monsieur le marquis…

— Eh bien ! mon cher Gerald, ces deux messieurs et moi, mous mourons d’envie de fumer… Allons faire cette petite débauche dans votre appartement.

— À merveille, — répondit gaîment Gerald, — je n’ai aucune invitation pour cette contredanse… je puis donc disposer d’un quart-d’heure.

— C’est autant de temps qu’il nous en faudra, — dit le bossu en jetant un regard significatif à de Mornand et à de Ravil, qui, néanmoins, ne comprirent pas davantage où le marquis en voulait arriver.

— Venez-vous, messieurs ? — ajouta le bossu en prenant le bras de Geraid, et précédant le ministre en herbe et son ami…

En quelques secondes, les quatre personnages arrivèrent dans l’appartement de Gerald, situé au second étage de la maison de sa mère, et composé de trois pièces, dont l’une était fort grande.

Le jeune duc ayant poliment prié MM. de Mornand et de Ravil de passer les premiers, M. de Maillefort dit à Gerald, en donnant un tour de clé à la serrure de la porte, et en mettant la clé dans sa poche :

— Vous permettez, mon cher ami ?

— Pourquoi donc fermer cette porte à double tour, monsieur le marquis ? lui dit Gerald très surpris. —

Afin… de n’être pas dérangés, — répondit mystérieusement le bossu, — et de pouvoir fumer… tranquillement…

— Diable… vous êtes homme de précaution, monsieur le marquis, — dit Gerald en riant.

Et il introduisit MM. de Mornand et de Ravil dans la pièce du fond qui, beaucoup plus grande que les deux autres, servait de salon et de cabinet au jeune duc.

À l’une des boiseries de cette pièce, on voyait une sorte de large écusson recouvert de velours rouge, sur lequel se détachait une panoplie d’armes de guerre, de chasse et de combat.


VI.


M. de Mornand, en voyant le marquis de Maillefort fermer à double tour la porte de l’appartement, avait à peu près deviné l’intention du bossu. Bientôt celui-ci ne laissa pas le moindre doute sur sa résolution — dénouant sa cravate, il ôta son gilet et son habit avec une prestesse singu-