Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/15

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— On dit aussi que la mort cruelle de ce pauvre de Beaumesnil lui a porté un coup terrible…

— Allons donc, — s’écria M. de Mornand en ricanant et haussant les épaules ; — est-ce qu’elle a jamais aimé Beaumesnil, cette femme-là ! Elle ne l’a épousé que pour ses millions de millions… Et d’ailleurs, étant jeune fille, elle a eu je ne sais combien d’amans. Somme toute, — reprit M. de Mornand en gonflant ses joues avec une affectation de dignité méprisante, — madame de Beaumesnil est une femme tarée… perdue… et malgré la fortune énorme qu’elle laissera… un galant homme ne consentira jamais à épouser la fille d’une pareille mère… une femme déshonorée !  !  !

— Misérable !

S’écria une voix qui, sortant de derrière la touffe de lilas, semblait répondre aux dernières paroles de M. de Mornand.

Il y eut d’abord un moment de silence et de surprise générales ; puis M. de Mornand, devenu pourpre de colère, fit rapidement quelques pas afin de contourner le massif.

Il ne trouva personne ; … l’allée, à cet endroit, formant un coude assez brusque, la personne invisible qui venait de prononcer le mot de misérable avait pu facilement disparaître.

— Il n’y a de misérables, — dit à voix haute M. de Mornand en revenant occuper sa place, il n’y a de misérables que les gens qui osent dire des injures sans oser se montrer.

Ce singulier incident venait à peine d’avoir lieu, lorsque le son de l’orchestre, se faisant entendre, ramena les promeneurs du côté du salon.

Monsieur de Mornand resta seul avec de Ravil ; celui-ci lui dit :

— On t’a appelé misérable… on n’a pas osé paraître, c’est bien… n’en parlons plus. Mais m’as-tu compris ?

— À merveille. Cette idée m’est venue comme à toi… subitement… Chose étrange ! pendant quelques instans je suis resté comme ébloui… fasciné… par cette pensée…

— Plus de trois millions de rentes ? hein ? quel ministre incorruptible tu ferais ?

— Tais-toi… c’est à devenir fou.

Cette conversation intime fut suspendue par l’arrivée d’un tiers importun, qui, s’adressant à monsieur de Mornand, lui dit, avec la plus exquise politesse :

— Monsieur, voulez-vous me faire la grâce de me servir de vis-à-vis ?

À cette demande, monsieur de Mornand recula d’un pas, sans répondre un mot, tant sa surprise était grande, surprise convenable, si l’on songe que le personnage qui venait demander à monsieur de Mornand de lui servir de vis-à-vis, était le marquis de Maillefort, ce singulier bossu dont on a déjà plusieurs fois parlé.

Un autre sentiment que celui de la surprise empêchait aussi monsieur de Mornand de répondre tout d’abord à l’étrange proposition du marquis, car, dans la voix mâle, vibrante de ce dernier, monsieur de Mornand crut un instant reconnaître la voix du personnage invisible qui, quelques momens auparavant, l’avait traité de misérable, lorsqu’il s’était exprimé si durement sur le compte de madame de Beaumesnil.

Le marquis de Maillefort, ne paraissant pas s’apercevoir du silence et de l’expression de surprise désobligeante avec lequel monsieur de Mornand accueillait sa proposition, reprit du même ton de parfaite politesse :

— Monsieur, voulez-vous me faire la grâce de me servir de vis-à-vis pour la prochaine contredanse ?

À cette demande réitérée, demande d’ailleurs étrange, on le répète, si l’on songe à la tournure de ce danseur en expectative, monsieur de Mornand répondit en dissimulant à peine son envie de rire :

— Vous servir de vis-à-vis, à vous, monsieur ?

— Oui, monsieur, — reprit le marquis de l’air du monde le plus naïf.

— Mais… monsieur… ce que vous me demandez là, reprit monsieur de Mornand, — est, permettez-moi de vous le dire… fort délicat…

— Et fort dangereux… mon cher marquis, — ajouta le baron de Ravil en ricanant à froid selon son habitude.

— Quant à vous, baron, — lui répondit en souriant monsieur de Maillefort, — je pourrais vous faire une question non moins délicate… et peut-être plus dangereuse : quand me rendrez-vous les mille francs que j’ai eu le bonheur de vous prêter au jeu ?…

— Vous êtes bien curieux… marquis.

— Allons, baron, répondit le bossu, ne traitez donc pas les défunts bons mots de monsieur de Talleyrand comme vous traitez les billets de mille francs.

— Qu’entendez-vous par là, marquis ?

— Je veux dire, baron, que les uns ne vous coûtent pas plus à mettre en circulation que les autres…

Monsieur de Ravil se mordit les lèvres et reprit :

— Cette explication ne me satisfait pas précisément, monsieur le marquis.

— Vous avez le droit d’être difficile, en fait d’explications, c’est vrai, baron, — répondit le bossu avec un accent de hautain persiflage ; — mais vous n’avez pas le droit d’être indiscret, et vous l’êtes beaucoup dans ce moment. J’avais l’honneur de causer avec monsieur de Mornand, et vous venez vous jeter à la traverse de notre entretien… c’est très désagréable.

Puis, s’adressant à monsieur de Mornand, le bossu reprit :

— Vous aviez donc la bonté, monsieur, de répondre à la demande que je vous faisais de me servir de vis-à-vis, que c’était… fort délicat, je crois ?

— Oui, monsieur, — reprit monsieur de Mornand, sérieusement cette fois, car un pressentiment lui disait que la singulière proposition du bossu n’était qu’un prétexte, et plus il écoutait sa voix, plus il croyait reconnaître celle qui l’avait traité de misérable. — Oui, monsieur… ajouta-t-il donc avec une assurance mêlée de hauteur. — J’ai dit qu’il était fort délicat de vous servir de vis-à-vis.

— Et pourrai-je, monsieur… sans trop de curiosité, vous demander pourquoi ?

— Mais… monsieur… — répondit monsieur de Mornand, en hésitant, — parce que… parce que… je trouve… qu’il est singulier… de…

Et comme monsieur de Mornand n’achevait pas :

— Monsieur, — lui dit allégrement le marquis, — j’ai une excellente habitude.

— Laquelle, monsieur ?

— Ayant l’inconvénient d’être bossu et conséquemment d’être fort ridicule… j’ai pris le parti de me réserver exclusivement le droit de me moquer de ma bosse, et comme j’ai la prétention de m’acquitter de ces plaisanteries à la satisfaction générale… (excusez, monsieur, cette fatuité…) je ne permets pas… que l’on fasse très mal… ce que je fais très bien.

— Monsieur… — dit vivement monsieur de Mornand, je…

— Permettez-moi… un exemple… — dit toujours très allégrement le marquis. — Je viens vous demander de me faire l’honneur de me servir de vis-à-vis… Eh bien !… au lieu de me répondre poliment : Oui, monsieur, ou non, monsieur, vous me répondez en étouffant de rire — C’est très délicat de vous servir de vis-à-vis ? — Et quand je vous prie en grâce de compléter votre plaisanterie… sans doute suscitée par ma bosse…vous balbutiez… vous ne trouvez rien du tout ; c’est déplorable…

— Mais, monsieur, s’écria M. de Mornand, je veux…

— Mais, monsieur, — reprit le bossu, en interrompant de nouveau son interlocuteur, — si, au lieu d’être poli, vous vouliez être plaisant, que diable ! du moins il fallait l’être, me dire quelque chose d’assez drôlement impertinent ; ceci, par exemple : « Monsieur de Maillefort, j’ai l’horreur des supplices… et je n’aurais pas la force d’assister à celui de votre danseuse. » — Ou bien encore ceci. — « Monsieur de Maillefort… J’ai beaucoup d’amour-