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— Eh bien ! j’en mangerai demain… vrai, maman Barbançon.

— Comme si des œufs à la neige se gardaient ! — dit la ménagère en haussant les épaules.

— Pourtant… je ne…

— Vous en mangerez à l’instant…

— Mais, par les cornes du diable ! s’écria le vétéran, — je ne peux pourtant pas me crever… pour…

— Vous crever !… avec des œufs à la neige faits par moi… — s’écria la ménagère avec autant d’amertume et de douleur que si son maître lui eût dit une mortelle injure, — vous crever ! Ah ! je ne m’attendais pas… après dix ans de service… et dans un si beau jour… que celui d’aujourd’hui, où M. Olivier doit prendre femme, à m’entendre… traiter… de… la… sorte.

Et la digne femme se prit à sangloter.

— Allons bon… des larmes à présent, — dit le vétéran… — mais, en vérité, ma chère… vous êtes folle, ma parole d’honneur.

— Vous crever ! ! !… Ah ! je l’aurai longtemps sur le cœur, ce mot-là.

— Allons… tenez… j’en mange… là… voyez-vous, j’en mange, — dit le malheureux commandant en avalant à la hâte quelques cuillerées, — ils sont parfaits… divins, vos œufs à la neige… êtes-vous contente ?

— Eh bien ! oui, monsieur… là… ça me satisfait, — dit la ménagère en essuyant ses larmes, — une si bonne crème… même que je me disais en la tournant : il faudra que je donne ma recette à la petite femme de M. Olivier ; pas vrai, monsieur Olivier ?

— Certainement, madame Barbançon, mademoiselle Ernestine sera, j’en suis sûr, une excellente ménagère.

— Et les cornichons que je lui apprendrai à faire ?… verts comme prés… croquans comme des noisettes… soyez tranquille, monsieur Olivier, vous verrez les bons petits fricots que nous vous ferons, nous deux votre femme.

Gerald, à qui M. de Maillefort avait dû confier le secret du double personnage de mademoiselle de Beaumesnil, Gerald ne put s’empêcher de rire aux éclats à cette pensée de madame Barbançon communiquant ses recettes culinaires à la plus riche héritière de France.

— Vous riez, monsieur Gerald ? — dit la ménagère, — est-ce que vous croyez que mes recettes ?…

— Allons donc, madame Barbançon, j’y crois comme à l’Évangile, à vos recettes ; je ris… parce que je suis content. Que voulez-vous ? un jour de mariage… c’est si naturel !

— Cependant, — reprit madame Barbançon d’un air sombre et mystérieux, l’on a vu des monstres qui n’étaient que plus féroces le jour de leur mariage.

— Ah bah !

— Tenez, monsieur Gerald, le jour de son mariage avec Marie-Louise… savez-vous comment il s’est comporté… le scélérat ! (madame Barbançon croyait superflu de signaler par son nom l’objet de son exécration.)

— Voyons ça, maman Barbançon, — dit le commandant Bernard, — après, vous nous donnerez le café… car voilà bientôt six heures.

— Eh bien ! monsieur, celui que vous aimez tant a été, le jour de son mariage avec Marie-Louise, pis qu’un tigre pour cet amour de petit roi de Rome, qui, joignant ses petites mains, lui disait, de sa petite voix douce : Papa empereur… n’abandonne pas pauvre maman Joséphine.

— Ah ! très bien, j’y suis, — dit Gerald avec un beau sang-froid, — vous parlez du roi de Rome, fils de Joséphine.

— Certainement, monsieur Gerald, il n’y en a pas d’autres. Mais ça n’est rien encore, auprès de ce que notre scélérat a osé faire au saint-père, sur les propres marches du maître-autel de Notre-Dame.

— Ah ! diable !

— Et quoi donc ?

— Y paraît, — reprit madame Barbançon d’un ton sentencieux, — y paraît que, dans les couronnemens, les papes ont l’amour-propre (tiens, après tout, un chien regarde bien un évêque, ajouta la ménagère en manière de parenthèse), les papes ont donc l’amour-propre de prendre la couronne et de la mettre eux-mêmes sur la tête des autres, quand ils les couronnent ; vous pensez comme ça chaussait votre Buonaparte, qui était déjà comme un crin d’avoir eu à baiser la mule du pape en plein Carrousel devant ses sacripans de la vieille garde… mais il l’a baisée… le scélérat… il l’a bien fallu… sans cela le petit homme rouge qui était contre Roustan, et pour le pape, lui aurait pendant la nuit tordu le cou.

— Au pape ?

— À Roustan ?

— Mais non, messieurs, mais non, à Buonaparte. Enfin, n’importe ; au moment où notre saint-père allait le couronner, voilà-t-il pas mon scélérat d’ogre de Corse qui vous empoigne, comme un grossier qu’il était, la couronne des mains du pauvre saint-père, se la met d’une main sur la tête, tandis que, de l’autre main, il vous flanque un grand renfoncement sur le bonnet du saint-père, comme pour dire au peuple français : Enfoncés la religion, le clergé et tout… il n’y a que moi qu’on doive adorer à genoux… même que, du contre-coup, le pauvre saint-père est tombé assis sur les marches de l’autel, avec son bonnet enfoncé sur les yeux, et qu’il a remercié la Providence en latin… Agneau d’homme, va ! C’est donc pour vous dire, monsieur Olivier, — ajouta la ménagère en forme de conclusion et de moralité — qu’il y a des ogres de Corse que le mariage rend encore plus féroces… tandis que je suis sûre que vous et M. Gerald, le mariage, avec de gentilles petites femmes comme doivent être les vôtres, vous rendra encore plus gentils.

Et la ménagère se hâta d’aller chercher le café et de le servir pendant que le commandant Bernard bourrait sa vieille pipe de Kummer.

À l’hilarité causée par les histoires de madame Barbançon, succéda chez le vieux marin et chez les deux jeunes gens un ordre d’idées plus élevées.

— Cette brave femme, — reprit Gerald, — malgré toutes ses excentricités, a raison, en cela qu’elle nous dit que notre mariage augmentera ce qu’il y a de bon en nous… Il me semble que cela doit être ainsi, n’est-ce pas, Olivier ?

Mais, voyant son ami absorbé dans une sorte de rêverie, Gerald lui mit affectueusement la main sur l’épaule et lui dit :

— À quoi penses-tu, Olivier ?

— Je pense, mon bon Gerald, qu’il y a six mois… nous étions assis à cette même table… où je t’ai parlé pour la première fois de cette charmante jeune fille, surnommée la duchesse… et que tu m’as dit en riant : — Bah ! les duchesses… je ne connais que cela… j’en ai assez ! — et pourtant la voilà, grâce à toi, vraiment duchesse, et duchesse de Senneterre…Combien les destinées sont bizarres !

— Vous avez raison, mes enfans, — dit, le vieux marin… — il y a un grand charme dans ce regard jeté sur le passé… quand le présent est heureux. Il y a six mois, en effet, qui m’aurait dit que mon brave Olivier épouserait une gentille et vaillante créature qui m’aurait sauvé la vie au péril de la sienne ?

— Et qui eût dit surtout, — reprit Gerald en regardant très attentivement Olivier, — que cette mademoiselle de Beaumesnil, dont nous avons tant parlé, et sur qui on avait pour moi des projets de mariage, deviendrait amoureuse d’Olivier ?

— Ne parlons plus de cette folie, Gerald, — dit en riant le jeune, officier, — un caprice d’enfant gâtée… caprice qui, j’en suis sûr, se serait passé aussi vite qu’il était venu.

— Tu te trompes, Olivier, — reprit gravement Gerald, — j’ai eu l’occasion de voir mademoiselle de Beaumesnil et de causer avec elle ; aussi je t’assure que, quoiqu’elle ne soit pas plus âgée que ta chère et charmante Ernestine…