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— Je n’ai pas besoin, mon cher baron, — reprit le marquis, — de vous recommander la plus entière discrétion sur tout ceci, jusques après la signature du contrat, qui, si vous m’en croyez, et j’ai mes raisons pour cela, précédera la publication des bans… Nous le signerons après-demain, je suppose… ce n’est pas trop tôt… Qu’en pensez-vous, Ernestine ?

— Eh ! monsieur… vous devinez ma réponse, — dit la jeune fille, souriant et rougissant tour à tour. Puis elle ajouta vivement : — Mais ce contrat, monsieur, ne sera pas le seul… à signer… Il y en a un autre, n’est-ce pas, Herminie ?

— Cela pourrait-il être autrement ? — dit la duchesse. — M. de Maillefort pense comme moi, j’en suis sûre.

— Oh ! certainement, — dit le bossu en souriant. — Mais qui se chargera, s’il vous plaît, de cette combinaison assez difficile ?

— Encore vous, monsieur de Maillefort, — dit Ernestine, — vous êtes si bon !

— Et puis, — ajouta Herminie, — ne nous avez-vous pas prouvé que rien ne vous était impossible ?…

— Oh ! quant aux impossibilités vaincues, — reprit le marquis avec émotion, — lorsque je songe à la scène qui s’est passée ce matin chez vous, ce n’est pas de moi qu’il faut parler… mais de vous, chère enfant.

En entendant ces mots du bossu, M. de La Rochaiguë fit plus d’attention qu’il n’en avait fait jusqu’alors à la présence d’Herminie, et lui dit :

— Pardon, ma chère demoiselle… mais tout ce qui vient de se passer m’a tellement distrait que…

— Monsieur de La Rochaiguë, — dit Ernestine à son tuteur, en prenant Herminie par la main, — je vous présente… ma meilleure amie… ou plutôt ma sœur… car deux sœurs ne s’aiment pas plus tendrement que nous.

— Mais, — dit le baron fort surpris, — si je ne me trompe, mademoiselle… mademoiselle… est la maîtresse de piano… que nous avions choisie en raison de la délicatesse parfaite de ses procédés envers la succession de la comtesse de Beaumesnil.

— Mon cher baron, — dit le marquis, — vous aurez encore bien des choses très singulières à apprendre au sujet de mademoiselle Herminie.

— Vraiment ! — dit M. de La Rochaiguë ; — et quelles sont ces choses singulières ?

— Dans notre entretien de tout à l’heure… je vous dirai… ce que je pourrai vous dire à ce sujet ; qu’il vous suffise seulement de savoir que votre chère pupille a aussi noblement placé son amitié que son amour… car, en vérité celle qui doit avoir pour mari M. Olivier Raimond, devait avoir pour amie mademoiselle Herminie.

— Oh ! M. de Maillefort a bien raison, — dit mademoiselle de Beaumesnil en se rapprochant de sa compagne, — tous les bonheurs… me sont venus à la fois, et le même jour, dans cette modeste soirée de madame Herbaut…

— La modeste soirée… de madame Herbaut, — répéta le baron en ouvrant des yeux énormes, — quelle madame Herbaut ?

— Ma chère enfant, — dit le bossu en voyant les ébahissemens du baron renaître aux dernières paroles d’Ernestine, — il faut être généreuse et ne pas donner une nouvelle énigme à deviner à M. de La Rochaiguë.

— Je me déclare d’avance incapable de la deviner, — s’écria le baron, — j’ai la cervelle aussi étonnée… aussi confuse… aussi étourdie que si je venais de faire une ascension en aérostat.

— Rassurez-vous, baron, dit en riant M. de Maillefort, — je vais tout vous dire, sans mettre le moins du monde votre imagination à l’épreuve.

— Nous vous laissons, messieurs, — dit Ernestine en souriant ; puis elle ajouta : — Je crois devoir seulement vous prévenir, monsieur de La Rochaiguë, que, Herminie et moi, nous avons formé un complot.

— Et ce complot, mesdemoiselles ?

— Comme il se fait tard, et que je deviendrais, j’en suis sûre, folle de joie en restant toute seule avec mon bonheur, Herminie a consenti à partager mon appartement jusqu’à demain matin… nous dînerons tête à tête, et je vous laisse à penser quelle bonne fête.

— Mais justement, mesdemoiselles, cela se trouve à merveille, — dit le baron, — car madame de La Rochaiguë et moi sommes obligés d’aller dîner en ville. Allons, mesdemoiselles, bonne soirée je vous souhaite.

— À demain, mes enfans, — dit M. de Maillefort : — nous aurons à causer de certains détails qui, j’en suis sûr, ne vous déplairont pas.

Les deux jeunes filles, laissant ensemble MM. de Maillefort et de La Rochaiguë, descendirent légères, radieuses, et, après un petit dîner auquel elles touchèrent à peine, tant elles avaient le cœur gros de joie et de bonheur, elles se retirèrent dans la chambre à coucher d’Ernestine, pour s’y livrer seule à seule à tous les charmes du souvenir, à toutes les joies de l’espérance, en se rappelant les singulières vicissitudes de leurs amours et de leur amitié, déjà si éprouvées.

Au bout d’un quart d’heure, les deux jeunes filles furent, à leur grand regret, interrompues par madame Laîné, qui se présenta, après avoir discrètement frappé.

— Que voulez-vous, ma chère Laîné? — lui dit Ernestine.

— J’aurais quelque chose à demander à mademoiselle.

— Qu’est-ce donc ?

— Mademoiselle sait que M. le baron et madame la baronne sont allés dîner en ville, et qu’ils ne rentreront que fort tard ?

— Je sais cela… ensuite ?

— Mademoiselle Héléna, voulant mettre à même les gens de l’hôtel de profiter de la soirée que leur laisse l’absence de M. le baron et de madame la baronne… a fait louer ce matin trois loges… au théâtre de la Gaîté, où l’on donne les Machabées, une pièce tirée de l’histoire sainte.

— Et vous désirez aller voir aussi les Machabées, ma chère Laîné ?

— Si mademoiselle n’avait pas besoin de moi… jusqu’à l’heure de son coucher ?…

— Je vous donne votre soirée tout entière, ma chère Laîné ; emmenez aussi cette pauvre Thérèse…

— Mais si mademoiselle avait besoin de quelque chose… avant mon retour ?…

— Je n’aurai besoin de rien… et il sera même inutile de revenir pour mon coucher… Mademoiselle Herminie et moi nous nous servirons mutuellement de femme de chambre… Allez, ma chère Laîné, amusez-vous bien, et Thérèse aussi.

— Mademoiselle est bien bonne et je la remercie mille fois… Du reste si, par hasard, mademoiselle avait besoin de quelque chose… elle n’aurait qu’à sonner à la sonnette de l’antichambre… Mademoiselle Héléna a dit à Placide de descendre et d’être aux ordres de mademoiselle si elle sonnait, tous les autres domestiques étant absens.

— À la bonne heure, — dit Ernestine, — je sonnerai Placide si j’ai besoin de quelque chose… Bonsoir, ma chère Laîné.

La gouvernante s’inclina et sortit.

Les deux jeunes filles restèrent donc seules dans ce grand hôtel désert, car il ne s’y trouvait alors ni domestiques ni maître, à l’exception de mademoiselle Héléna de La Rochaiguë et Placide, sa suivante, qui d’après les instructions de sa maîtresse, restait aux ordres de mademoiselle de Beaumesnil et d’Herminie.


LXII.


Dix heures du soir venaient de sonner.

La nuit était sombre, orageuse, les sifflemens du vent