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— Eh bien ! donc, écoutez : ce matin votre pupille vous a déclaré, n’est-ce pas ? qu’elle voulait épouser M. Olivier Raimond… et qu’elle voyait dans ce mariage le bonheur de sa vie.

— Ah çà !… vous allez recommencer ? — s’écria M. de La Rochaiguë en frappant du pied avec fureur.

— Un instant de patience donc, baron ! je vous ai dit ensuite que ce que vous saviez d’avantageux sur M. Olivier Raimond n’était rien auprès de ce que vous apprendriez sans doute.

— Eh bien ! qu’ai-je appris ?

— N’est-ce donc rien que son désintéressement que vous avez vous-même trouvé admirable ? Refuser la plus riche héritière de France, pour tenir un engagement sacré…

— Eh ! mon Dieu ! oui, c’est admirable, superbe ! — s’écria le baron, — je sais cela de reste ! mais je vous répète que je deviendrai fou à l’instant si vous ne m’expliquez pas pourquoi ce refus, qui devrait vous consterner, vous et ma pupille, vous rend radieux ; car enfin, vous vouliez marier Ernestine avec M. Olivier ?

— Certainement.

— Eh bien ! il est comme un forcené pour en épouser une autre.

— Eh ! c’est justement cela qui nous transporte, — dit le bossu.

— C’est cela qui nous ravit, — ajouta Ernestine.

— Cela vous ravit, qu’il veuille en épouser une autre ! — s’écria le baron exaspéré.

— Mais sans doute, — reprit le marquis, — puisque, cette autre, c’est elle.

— Qui, elle ?… — cria le baron ; — mais qui, elle ?

— Votre pupille…

— Allons, l’autre est ma pupille ? à présent !

— Certainement, — reprit mademoiselle de Beaumesnil, triomphante, — cette autre, c’est moi !

— Encore une fois, baron, — reprit le bossu, — on vous dit que l’autre… c’est elle… votre pupille.

— Oui, c’est Ernestine, — ajouta Herminie.

— C’est pourtant bien clair, — reprit le bossu.

À cette explication, encore plus incompréhensible pour lui que tout le reste, le malheureux baron jeta autour de lui des regards effarés ; puis il ferma les yeux, trébucha, et dit au bossu d’une voix dolente :

— Monsieur de Maillefort… vous êtes sans pitié… Je crois avoir la tête aussi forte qu’un autre… mais elle est incapable de résister à un pareil imbroglio… vous me promettez de me donner le mot de cette insupportable énigme, et, ce mot… est encore plus inexplicable que l’énigme elle-même.

— Allons, mon pauvre baron, calmez-vous… et écoutez-moi.

— Cela m’avance beaucoup, — dit le baron en gémissant, — voilà un quart d’heure que je vous écoute, et c’est pis encore qu’au commencement.

— Tout va s’éclaircir.

— Enfin… voyons.

— Voici le fait : par suite de circonstances que vous saurez plus tard et qui ne changent rien au fond des choses, votre pupille s’est rencontrée avec M. Olivier, et elle s’est fait passer pour une petite orpheline vivant de son travail… Comprenez-vous cela, baron ?

— Bien… je comprends cela… après ?

— Par suite d’autres circonstances, que vous saurez aussi plus tard, votre pupille et M. Olivier se sont épris l’un de l’autre, lui, continuant à ne voir dans mademoiselle de Beaumesnil qu’une orpheline sans nom, sans fortune… et si malheureuse, qu’il a cru être, et a été, en effet, très généreux envers elle, en lui offrant de l’épouser lorsqu’il s’est vu officier.

— Enfin ! — s’écria le baron, triomphant à son tour et se dressant de toute sa hauteur, — Ernestine et l’autre ne sont qu’une seule et même personne !

— Voilà, — dit le bossu.

— Et alors, — reprit le baron en s’essuyant le front, — vous avez voulu voir si Olivier aimait assez sincèrement l’autre pour résister à la tentation d’épouser la plus riche héritière de France

— C’est cela même, baron.

— De là cette fable que mademoiselle de Beaumesnil, ayant vu et entendu Olivier, pendant son séjour au château, lorsqu’il y était venu pour des travaux, s’était éprise de ce digne garçon ?

— Il fallait bien motiver raisonnablement, par cette fable, la proposition que vous vous étiez chargé de faire, baron, et vous vous en êtes tiré à merveille… Eh bien ! avais-je tort en vous disant que M. Olivier Raimond était un galant homme ?

— Un galant homme ! s’écria le baron. — Écoutez, marquis… je ne veux pas revenir sur le passé, mais je ne vous cache pas que j’étais loin de trouver ce mariage sortable pour ma pupille ; eh bien ! je déclare… j’affirme… je proclame qu’après ce que je viens de voir et d’entendre… ma pupille serait ma fille, que je lui dirais : épousez M. Raimond ; vous ne pouvez faire un meilleur choix.

— Oh ! monsieur… je n’oublierai jamais ces bonnes paroles, — dit Ernestine.

— Et ce n’est pas tout, mon cher baron.

— Quoi donc encore ? — dit M. de La Rochaiguë, avec une vague inquiétude, croyant qu’il allait être question d’un nouvel imbroglio, — qu’y a-t-il ?

— Cette épreuve a un double but.

— Ah bah ! et lequel ?

— Nous connaissons tellement la délicate susceptibilité de M. Olivier que nous avons craint que, en lui révélant soudain que la jeune personne qu’il croyait pauvre était mademoiselle de Beaumesnil, il n’eût d’invincibles scrupules… lui officier de fortune, à épouser la plus riche héritière de France, quoiqu’il l’eût aimée la croyant la plus pauvre fille du monde.

— Eh bien ! ces scrupules-là ne m’étonneraient, pas, — dit le baron ; — d’après la fierté naturelle de ce garçon, il faut s’attendre à tout… Mais, j’y songe, cet inconvénient que vous redoutez, il existe toujours.

— Non pas, mon cher baron.

— Pourquoi non ?

— C’est bien simple, — dit Ernestine toute joyeuse, — M. Olivier Raimond n’a-t-il pas refusé d’épouser mademoiselle de Beaumesnil, la riche héritière ?

— Sans doute, — dit le baron, — mais… je ne vois pas…

— Eh bien ! monsieur, — reprit Ernestine, — comment M. Olivier, lorsqu’il apprendra qui je suis, pourra-t-il craindre d’être soupçonné de ne faire qu’un mariage d’argent en m’épousant, puisqu’il aura d’abord positivement refusé ma main ?

— C’est-à-dire… plus de trois millions de rentes en terres… et ce… parlant à ma personne, — s’écria le baron en interrompant sa pupille, — c’est la vérité… l’idée est excellente… je vous en fais mon compliment, marquis, et je dis comme vous ; M. Olivier eût-il une susceptibilité mille fois plus féroce encore, elle ne pourrait tenir contre ce dilemme : vous avez refusé d’épouser trois millions de rentes… donc… votre délicatesse est à jamais au-dessus de tout soupçon…

— N’est-ce pas, monsieur — dit Ernestine, — il est impossible que les scrupules de M. Olivier tiennent contre cela ?

— Évidemment, ma chère pupille… mais enfin cette révélation… il faudra bien la faire tôt ou tard à M. Olivier ?

— Sans doute, — reprit le marquis, — et je m’en charge… J’ai mon projet et nous allons en causer tous deux, baron, car il se relie à certains détails d’intérêt matériel auxquels les jeunes filles n’entendent rien… n’est-ce pas, mon enfant ? — ajouta le marquis en souriant et en s’adressant à Ernestine.

— Oh ! rien absolument, — répondit mademoiselle de Beaumesnil, — et ce que vous déciderez, vous, monsieur de Maillefort, et mon tuteur, je l’accepte d’avance.