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qu’une fortune, — dit le baron en étouffant malgré lui un soupir ; — mais enfin c’est un honnête et digne jeune homme…

— Et ce que vous savez de lui n’est rien encore auprès de ce que vous apprendrez peut-être tout à l’heure.

— Comment, un nouveau mystère, mon cher marquis ?

— Un peu de patience, et dans une heure vous saurez tout… Ah çà ! j’espère que vous n’avez pas dit un mot de nos projets à votre femme ou à votre sœur ?

— Pouvez-vous me faire une telle question ? mon cher marquis, n’ai-je pas une revanche à prendre contre la baronne et Héléna ?… Me jouer à ce point ! Chacune comploter à mon insu un mariage de son côté, me faire jouer le rôle le plus ridicule !… Ah ! ce sera du moins une consolation pour moi que de les accabler à mon tour.

— Et surtout pas de faiblesse, baron… Votre femme se vante de pouvoir vous faire changer de volonté à son gré, disant qu’elle vous mène, passez-moi le terme, par le nez…

— Bien… bien… nous verrons : ah ! l’on me mène par le nez !

— Admettons cela pour le passé.

— Je ne l’admets point du tout, moi, marquis…

— Mais… maintenant que vous voici homme politique, mon cher baron, une telle faiblesse n’aurait pas d’excuse… car vous ne vous appartenez plus, et, à ce propos, avez-vous revu nos trois meneurs d’élections ?

— Nous avons eu hier soir une nouvelle conférence… j’ai parlé pendant deux heures sur l’alliance anglaise.

— Et le baron se redressa, passa la main gauche sous le revers de son habit, et prit sa pose oratoire. — J’ai ensuite effleuré la question de l’introduction des bêtes à cornes, et j’ai posé en principe la liberté religieuse comme en Belgique, et, il faut le dire, les fondés de pouvoir de vos électeurs m’ont paru ravis !

— Je le crois bien… vous devez vous entendre à merveille… et je leur rends un signalé service, car ils trouveront en vous… tout ce qui me manque…

— Ah ! marquis, vous êtes trop modeste.

— Au contraire, mon cher baron… Ainsi, le contrat d’Olivier et d’Ernestine signé, je me désiste en votre faveur de ma candidature, puisque vous êtes accepté d’avance.

Un domestique, entrant, annonça que M. Olivier Raimond demandait à parler à M. de La Rochaiguë.

— Priez M. Raimond d’attendre un instant, — répondit le baron au domestique, qui sortit.

— Ah ! çà, baron, recordons-nous bien. La chose est grave et délicate, — dit le marquis, — n’oubliez aucune de mes recommandations, et, surtout, ne vous étonnez nullement des réponses de M. Olivier Raimond, si extraordinaires qu’elles vous paraissent ; tout s’éclaircira après votre entrevue avec lui…

— Il faut que je sois bien résolu à ne m’étonner de quoi que ce soit, marquis… puisque je ne comprends rien moi-même à la façon dont je dois procéder à cette entrevue…

— Tout s’éclaircira, vous dis-je ; et n’oubliez pas les travaux faits par M. Olivier pour le régisseur du château de Beaumesnil, près de Luzarches.

— Je n’aurais garde : c’est par là que j’entre en matière… et, soit dit en passant, je débute par un fameux mensonge, mon cher marquis.

— Mais aussi quelle éclatante vérité jaillira, je n’en doute pas, de ce fameux mensonge ! Allez, vous n’aurez pas à le regretter… car ce qui va se passer… aura peut-être autant d’intérêt pour vous que pour mademoiselle de Beaumesnil… Je vais la chercher… et, ainsi que nous en sommes convenus, ne faites introduire M. Olivier que lorsque vous nous saurez dans la pièce voisine.

— C’est entendu… allez vite, mon cher marquis… et passez par l’escalier de service… ce sera plus court, et M. Olivier, qui attend dans la bibliothèque, ne vous verra point.

Le marquis descendit en effet par l’escalier dérobé sur lequel s’ouvrait aussi une des portes de l’appartement de mademoiselle de Beaumesnil, et entra chez elle.

— Ah ! monsieur de Maillefort, — s’écria Ernestine, radieuse et les yeux encore remplis de larmes de joie… — Herminie m’a tout dit… Son bonheur du moins ne manquera pas au mien… si le mien se réalise.

— Vite, vite, mon enfant… venez, — dit le bossu, en interrompant la jeune fille, — M. Olivier est en haut.

— Herminie va m’accompagner, n’est-ce pas, monsieur de Maillefort ? elle sera là… près de moi, elle soutiendra mon courage…

— Votre courage ? — dit le marquis.

— Oui… car, maintenant… je vous l’avoue… malgré moi… je regrette cette épreuve.

— N’est-elle pas nécessaire aussi pour détruire les scrupules d’Olivier, ma chère enfant ?… Songez-y, c’est peut-être le plus grand des obstacles que nous aurons eu à combattre.

— Hélas ! il n’est que trop vrai… — dit tristement mademoiselle de Beaumesnil.

— Allons, mon enfant, venez… venez… Herminie vous accompagnera… Il faut qu’elle soit une des premières à vous féliciter…

— Ou… à me consoler… — reprit Ernestine, ne pouvant surmonter ses craintes… mais enfin… que mon sort s’accomplisse, — ajouta-t-elle résolument… — Monsieur de Maillefort… montons chez mon tuteur…

Cinq minutes après, Ernestine, Herminie et M. de Maillefort, rentraient dans le salon du baron, seulement séparé par une portière soigneusement fermée, mais que le bossu alla entr’ouvrir pour dire à M. de La Rochaiguë :

— Nous sommes là.

— Très bien ! — répondit le baron.

Et il sonna.

Le bossu disparut alors, en laissant retomber les pans de la portière un instant soulevée.

— Priez M. Olivier Raimond d’entrer, — dit le baron à un domestique venu à son appel, et qui bientôt annonça :

— Monsieur Olivier Raimond.

En entendant entrer Olivier dans la pièce voisine, Ernestine pâlit malgré elle, et, prenant d’une main la main d’Herminie, et de l’autre la main de M. de Maillefort, elle leur dit en tressaillant :

— Oh !… je vous en conjure… restez là, près… tout près de moi… je me sens défaillir… Oh ! mon Dieu ! que cet instant est solennel !…

— Silence, — dit à voix basse M. de Maillefort ; — Olivier parle… écoutons.

Et tous trois, palpitant sous l’empire d’émotions diverses, écoutèrent avec une inexprimable anxiété l’entretien d’Olivier et de M. de La Rochaiguë.


LX.


La figure d’Olivier Raimond, lorsqu’il entra chez M. de La Rochaiguë, exprimait un étonnement mêlé de curiosité.

Le baron le salua d’un air courtois, et, lui faisant signe de s’asseoir, lui dit :

— C’est à monsieur Olivier Raimond que j’ai l’honneur de parler ?

— Oui, monsieur.

— Sous-lieutenant au 3e régiment de hussards ?

— Oui, monsieur.

— D’après la lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire, monsieur, vous avez vu que je m’appelais…

— M. le baron de La Rochaiguë, monsieur, et je n’ai pas l’honneur de vous connaître… Puis-je savoir, maintenant, de quelle affaire importante et personnelle vous avez à m’entretenir ?

— Certainement, monsieur… Veuillez me prêter une scru-