Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Senneterre aurait vu son fils se tuer de désespoir plutôt que de consentir à sa mésalliance avec une pauvre fille sans nom et sans fortune ; enfin, que j’obtienne seulement que madame de Senneterre fasse la démarche que j’exige auprès d’Herminie, orpheline et maîtresse de piano… nous verrons ensuite…

» Allons maintenant chez M. de La Rochaiguë… après ma fille Herminie… ma fille Ernestine. Il s’agit de tomber à l’improviste chez ce malencontreux baron : car, dans l’exaspération où il est contre moi… depuis que j’ai ruiné ses espérances de pairie, en démasquant ce misérable Mornand, il éviterait à tout prix de me recevoir… mais, grâce à Ernestine, je pourrai le surprendre, et heureusement pour mes desseins, il est encore plus sot que méchant. »

M. de Maillefort, remontant dans sa voiture, se fit conduire chez M. de La Rochaiguë.


LVII.


M. de Maillefort ayant demandé, à la porte de l’hôtel de La Rochaiguë, mademoiselle de Beaumesnil, fut bientôt introduit chez Ernestine.

— Eh bien ? — lui dit-elle, dès qu’elle l’aperçut, et courant à sa rencontre, — avez-vous quelques bonnes nouvelles pour Herminie, monsieur de Maillefort ?

— J’espère un peu…

— Quel bonheur… Puis-je, lorsque tantôt je verrai Herminie, lui dire ce que vous m’apprenez ?

— Oui… dites-lui d’espérer, mais… pas trop… et comme vous vous oubliez vous-même, ma chère enfant… j’ajouterai que j’ai les meilleures informations sur M. Olivier…

— Ah !… j’en étais bien certaine.

— J’ai même appris une particularité assez curieuse… c’est qu’en utilisant le temps de son congé pour venir en aide à son oncle, il est allé dans votre terre de Beaumesnil, près de Luzarches, pour quelques travaux.

— M. Olivier ? en effet… c’est bizarre…

— Et cette circonstance… m’a donné une idée… que je crois bonne, car bien que, maintenant, je sois persuadé, comme vous, que vous ne pouviez faire un plus digne et meilleur choix… cependant…

— Cependant ?

— La chose est si grave… que j’ai pensé à une dernière épreuve…

— Sur M. Olivier ?

— Oui… Qu’en pensez-vous ?

— Faites-la, monsieur de Maillefort, je ne crains rien pour lui.

— Et d’ailleurs, de cette épreuve vous serez témoin… ma chère enfant ; si M. Olivier y résiste, vous devrez être la plus fière, la plus heureuse des femmes, et il n’y aura plus de doute possible sur le bonheur de votre avenir… S’il y succombe, au contraire, hélas ! ce sera une nouvelle preuve que les plus nobles caractères cèdent parfois à certaines tentations. Puis enfin, cette épreuve aurait un résultat des plus importans.

— Et lequel ?

— Après cette épreuve, M. Olivier ne pourrait plus avoir le moindre scrupule à épouser la plus riche héritière de France ; et vous savez, mon enfant, combien cette question de délicate susceptibilité nous inquiétait.

— Ah ! monsieur, vous êtes notre bon génie.

— Attendez encore un peu, mon enfant, avant de voir en moi un demi-dieu… Maintenant, autre chose. Il y a, m’avez-vous dit, un escalier de service donnant près de votre appartement et qui monte jusque chez votre tuteur ?

— Oui, monsieur, c’est par cet escalier qu’il reçoit le matin quelques amis intimes que l’on n’annonce jamais…

— C’est à merveille, je vais passer par là ni plus ni moins qu’un ami intime, et causer une étrange surprise au baron… Conduisez-moi, mon enfant.

Ernestine précéda le marquis.

Au moment où elle traversait la chambre de madame Laîné, elle dit au bossu :

— J’ai toujours oublié de vous apprendre, monsieur de Maillefort, comment j’avais pu sortir à l’insu de mon tuteur, afin d’aller au bal de madame Herbaut. Cette porte que vous voyez conduit à un autre escalier dérobé qui descend dans la rue… la porte était condamnée depuis longtemps, mais ma gouvernante était parvenue à l’ouvrir, et c’est par là que nous sommes sorties et rentrées…

— Et cette porte a-t-elle été de nouveau condamnée ? — demanda le bossu, qui parut frappé de cette circonstance.

— Ma gouvernante m’a dit l’avoir fermée en dedans.

— Ma chère enfant… votre gouvernante est une misérable… elle a favorisé votre sortie mystérieuse de cette maison et vos longues visites à Herminie ; vous eussiez agi dans un but répréhensible qu’elle vous eût obéi de même ; vous ne devez donc avoir aucune confiance en elle.

— Je n’en ai aucune, monsieur de Maillefort ; dès que je le pourrai, mon intention est de payer largement, selon ma promesse, la discrétion de madame Laîné, et de la renvoyer.

— Cette porte… qui donne chez vous un si facile accès, et qui est à la disposition de cette femme… me semble une chose mauvaise, — dit le bossu en réfléchissant : — il faudra dès aujourd’hui prévenir votre tuteur que vous avez par hasard découvert cette issue… et que vous le priez, pour plus de sûreté, de la faire murer… au plus tôt, sinon, lui demander à changer d’appartement.

— Je ferai ce que vous désirez, monsieur ; mais quelles craintes pouvez-vous avoir à ce sujet ?

— Des craintes fondées, je n’en ai aucune, ma chère enfant : c’est d’abord une mesure de convenance que de faire murer cette porte, et ensuite une mesure de prudence. Que rien en cela ne vous effraie… Allons, au revoir, je monte chez votre tuteur ; puissé-je avoir de bonnes nouvelles à vous donner bientôt.

Quelques instans après, M. de Maillefort arrivait au second étage, sur un petit palier ; à la serrure d’une porte qui lui faisait face, il vit une clé, entra, suivit un corridor, ouvrit une seconde porte et se trouva dans le cabinet de M. de La Rochaiguë.

Celui-ci, tournant le dos au marquis, lisait dans un journal le rendu-compte de la séance de la chambre des pairs ; en entendant ouvrir la porte il tourna la tête et vit le bossu qui, allègre, dégagé, lui fit un signe de tête des plus affectueux, en lui disant :

— Bonjour, cher baron, bonjour…

M. de La Rochaiguë ne put d’abord répondre un mot.

Renversé dans son fauteuil, continuant de tenir son journal entre ses deux mains crispées, il restait immobile, béant, attachant sur le marquis des yeux arrondis par la surprise et la colère.

— Vous le voyez… baron, j’agis en intime… je profite des petites entrées, — continua le bossu du ton le plus enjoué, et en avançant, pour s’y asseoir, un fauteuil près de la cheminée.

M. de La Rochaiguë devint pourpre de courroux ; mais comme il avait grand’peur du marquis, il se contint, et dit en se levant brusquement :

— Il est incroyable… inouï, exorbitant, que… je sois forcé d’avoir l’honneur de vous recevoir chez moi, monsieur… après la scène de l’autre jour… et… je…

— Mon cher baron, permettez… je vous aurais demandé un rendez-vous… que vous me l’auriez refusé… n’est-ce pas ?

— Oh ! bien certainement, monsieur… car…

— J’ai donc pris le bon parti… celui de vous surprendre… Maintenant, faites-moi la grâce de vous asseoir… et causons un peu en amis.