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— Comment ? — s’écria madame de Senneterre, — cette fille dont Gerald est affolé ! cette créature…

— Assez, madame, — dit sévèrement le marquis, — je ne tolère pas que l’on parle ainsi d’une jeune personne que j’honore, que j’aime, que j’estime assez… pour lui donner mon nom…

— Soit… monsieur, mais ce que vous m’apprenez est si étrange…

— Va pour étrange… Acceptez-vous, oui ou non ?

— Accepter !… monsieur ? accepter pour ma belle-fille… une personne… qui aura donné des leçons de piano pour vivre ?

— Cette susceptibilité est héroïque… assurément ; mais je vous ferai remarquer que votre fils n’a rien ou peu de chose, et que mademoiselle Herminie de Maillefort, qui a eu l’indignité de vivre honnêtement, vaillamment de son travail, apporte à M. de Senneterre deux cent mille livres de rentes et l’alliance de la maison de Haut-Martel. Enfin, j’ajouterai pour mémoire que, si vous refusez… votre fils se tuera… Je sais bien que vous aimeriez mieux le voir mort que mésallié… car la mère des Gracques n’est rien du tout auprès de vous pour le stoïcisme… mais il ne s’en suivra pas moins que la maison de Senneterre s’éteindra dans votre fils par le plus déplorable éclat… ce qui est, je crois, pis encore qu’une mésalliance… surtout… lorsqu’un Senneterre se mésallie avec une Maillefort de Haut-Martel.

— Mais, monsieur… l’on saura bien que cette personne n’est que votre fille d’adoption.

— Tout ce que je puis vous dire, madame, c’est que je ne me serais jamais fait à moi-même une fille ni plus tendre, ni plus belle, ni plus vraiment noble !

— Vous la connaissez donc…beaucoup ?…

— Vous me faites, en vérité, madame, la plus singulière question du monde ! Voyons, croyez-vous que moi… tel que vous me connaissez, je donnerais mon nom… à une personne qui n’honorerait pas ce nom ?

— Mais enfin, monsieur, — s’écria madame de Senneterre d’un ton de récrimination douloureuse, — rien au monde ne pourra faire que votre fille adoptive n’ait été quelque chose… comme… artiste ?

— Ma fille adoptive aura eu en effet l’inconvénient d’être et d’avoir été une artiste du plus rare talent, c’est déplorable… j’en souffre… j’en pleure… j’en gémis… Mais, hélas ! vous savez le proverbe : la plus belle fille du monde

— Et… sa clientelle… est-elle dans votre société ?

— Elle est trop orgueilleuse pour cela… non pas notre société… mais Herminie de Maillefort…

— Mon Dieu… marquis… vous me jetez dans un embarras… dans une perplexité…

— Je vais, je crois, madame, mettre un terme à ces embarras. Écoutez-moi bien, — reprit M. de Maillefort, non plus avec ironie, mais d’une voix ferme et sévère, — je vous déclare… moi… que si vous refusez votre consentement, je vais trouver Herminie, je lui apprends ce que j’ai l’intention de faire pour elle, et je lui prouve que si, pauvre, sans nom, et craignant de paraître s’imposer à la famille de Senneterre par ambition ou par cupidité, elle devait, pour sa propre dignité, exiger de vous, madame, une démarche auprès d’elle ; la fille adoptive de M. de Maillefort, en apportant un grand nom et deux cent mille livres de rentes à M. de Senneterre, ne doit plus avoir les mêmes scrupules… que la jeune artiste. Comme Herminie adore Gerald, et que mon conseil sera plein de sens, elle m’écoutera ; votre fils vous fera les sommations voulues, et tout sera dit.

— Monsieur…

— Sans doute il en coûtera beaucoup à Gerald de se passer de votre consentement, car il vous aime… aveuglément, c’est le mot ; mais, pour lui épargner tout remords, je lui répéterai vos paroles, madame : J’aime mieux voir mon fils mort que mésallié. Paroles atroces ou plutôt insensées, lorsque je vous affirmais, moi, que Gerald ne pouvait aimer une personne plus honorable… que celle qu’il a choisie.

— Monsieur, vous ne voudrez pas semer la discorde entre mon fils et moi.

— Avant tout, j’assurerai le bonheur et le repos de Gerald, puisque vous êtes assez opiniâtre pour vouloir le sacrifier à des préjugés absurdes.

— Monsieur, cette expression…

— À des préjugés d’autant plus absurdes, madame, qu’après l’adoption que je propose, ils n’ont plus même de prétexte… Un dernier mot… Si vous avez le bon sens maternel de préférer vivre en paix et en affection avec votre fils, et vous épargner, ainsi qu’à lui, un éclat fâcheux, vous vous rendrez demain chez Herminie… toutes informations sur cette jeune personne vous étant parfaitement inutiles après ce que je fais pour elle…

— Moi, monsieur, aller la première chez cette personne ?

— Il faudra vous dégrader jusque-là… dégradation d’autant plus terrible qu’Herminie, pour des raisons à moi connues, devra ignorer que je l’adopte… jusqu’après votre démarche ; ce sera donc tout bonnement à mademoiselle Herminie, maîtresse de piano, que vous irez dire que vous consentez à son mariage avec Gerald…

— Jamais monsieur, je ne m’abaisserai à une telle démarche…

— Songez que cette démarche n’a rien d’humiliant, et que personne n’en sera témoin, sinon moi, qui me trouverai chez Herminie…

— Je vous dis, monsieur, que c’est impossible… jamais je ne m’exposerai à une pareille humiliation.

— Alors, madame, au lieu de vous faire adorer de votre fils, en consentant à une chose que vous ne pouvez empêcher, Gerald aura la mesure de votre tendresse pour lui, et l’on se passera de votre consentement.

— Mais enfin, monsieur, vous ne pouvez exiger que je prenne ici… en un instant… une détermination de cette gravité.

— Soit, madame, je vous accorde jusqu’à demain midi ; je viendrai savoir votre réponse… et si elle est conforme à la raison… à la véritable affection maternelle… je vous devancerai de quelques instans chez Herminie, afin de me trouver chez elle lors de votre arrivée… Sinon je vous déclare qu’avant six semaines votre fils est marié.

Ce disant, le marquis salua madame de Senneterre et sortit.

— « Je n’en doute pas, — se dit-il, — cette malheureuse folle… fera la démarche que j’exige d’elle, car sa cupidité, son ambition, sont flattées de ce mariage, et lui feront oublier l’inconvénient de l’adoption… Puis enfin, par une de ces contradictions malheureusement fréquentes dans notre pauvre nature, cette femme qui, dans son entêtement farouche et stupide, pousserait son fils au suicide, est aussi jalouse de son attachement que si elle était la plus sage, la plus tendre des mères… elle comprendra quelle adoration Gerald aura pour elle, si elle paraît librement consentir à son mariage… et elle viendra chez Herminie.

» Mais, hélas ! ce ne serait pour moi que partie à moitié gagnée, — se dit encore le bossu, — Herminie, dans son orgueil, acceptera-t-elle d’être ma fille d’adoption, en sachant les avantages que cette adoption lui apporte et qui ont seuls décidé madame de Senneterre ?… je crains que non… Ne l’ai-je pas vue, cette orgueilleuse fille, presque blessée de ce qu’Ernestine lui offrait, non de partager son opulence, mais de rester auprès d’elle, en abandonnant ses leçons ?… Et pourtant, elle sait peut-être qu’Ernestine est sa sœur, car je n’en doute plus… Herminie est et sait être la fille de madame de Beaumesnil.

» Avec cette susceptibilité fière, encore une fois, Herminie acceptera-t-elle mes offres ! Je suis loin d’en être certain, quoi que j’aie dû dire à la mère de Gerald, afin de la décider en l’effrayant : c’est pour cela que j’aurais préféré l’amener à ce mariage, sans recourir, pour le moment du moins, à l’adoption… mais c’était impossible : madame de