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Le bossu interrompit madame de Senneterre et lui dit :

— La personne dont il est question est une orpheline… elle est maîtresse de piano et vit de ses leçons.

Il est impossible de rendre l’expression des traits de madame de Senneterre en entendant les paroles du marquis ; elle eût ressenti une commotion électrique, que le mouvement qui la fit se lever n’eût pas été plus brusque.

— Une aventurière ! une drôlesse !… ce misérable enfant devait finir par là ! — s’écria-t-elle ; — quelle honte pour mon nom et pour celui de mes filles !

Et comme M. de Maillefort se levait non moins vivement pour répondre à madame de Senneterre, celle-ci l’interrompit en ajoutant :

— Et une pareille créature a l’audace… d’exiger que moi… moi… je m’abaisse jusqu’à aller lui…

Madame de Senneterre n’acheva pas ; elle aurait cru souiller ses lèvres en répétant cette proposition énorme… inouïe ; mais elle partit d’un éclat de rire sardonique, presque convulsif.

Puis, un calme glacial succédant à cette exaspération, madame de Senneterre prit le bras de M. de Maillefort d’une main tremblante, et lui dit :

— Mon cher monsieur… écoutez-moi bien… mon indigne fils… viendrait là… entendez-vous… là, devant moi… me dire… « Je me tue à vos yeux si vous me refusez votre consentement… » je lui répondrais : Tuez-vous ! j’aime mieux vous voir mort… qu’infâme… J’aime mieux que votre nom s’éteigne… que de le voir perpétuer pour votre déshonneur, pour le mien… et pour celui de vos sœurs…

Et comme le marquis allait se récrier, elle ajouta :

— Monsieur de Maillefort… je ne m’emporte pas… je suis calme… je vous dis ce que je pense, je vous dis ce que je ferais… et, après l’insultante prétention de mon fils et de sa complice, ce n’est plus de l’amour maternel que je ressens pour lui… ce n’est pas même de l’indifférence… c’est du mépris, c’est de la haine… entendez-vous bien ?… oui, de la haine !… Dites-lui cela… Je reporterai sur mes filles toute l’affection que je portais à ce misérable…

— Cette femme agirait ainsi qu’elle dit, — pensa le marquis avec horreur ; — l’insistance serait vaine, la raison échouerait à combattre cette aveugle opiniâtreté (et le bossu ne se trompait pas). Cette femme, ainsi qu’elle le dit, verrait d’un œil stupide et farouche son fils se tuer à ses pieds ! C’est la vanité de race poussée jusqu’à l’obtuse férocité de la bête. Pauvre Gerald ! pauvre Herminie !


LVI.


Après un moment de silence et pendant que madame de Senneterre, pour ainsi dire, palpitait de fureur sous cette abominable révélation, à laquelle elle ne pouvait encore se décider à croire : — que son fils voulait épouser une maîtresse de piano vivant de ses leçons, M. de Maillefort reprit froidement, et comme si l’entretien précédent n’avait pas eu lieu :

— Madame… que pensez-vous de la noblesse et de l’illustration de la maison de Haut-Martel ?

D’abord madame de Senneterre regarda le bossu avec une muette surprise, puis elle lui dit :

— En vérité, monsieur, cette question est inconcevable.

— Pourquoi donc cela, madame ?

— Comment, monsieur, vous me voyez accablée sous le nouveau coup qui me frappe, et que vous m’avez porté… involontairement sans doute, — ajouta-t-elle avec une ironie amère, — et vous venez me demander sans rime ni raison ce que je pense de l’illustration de la maison de Haut-Martel ?

— Ma question est moins étrangère que vous ne le pensez… au coup qui vous frappe… madame… en cela qu’elle pourrait l’amoindrir… Encore une fois… que pensez-vous de la maison de Haut-Martel ?

— Eh ! monsieur… il n’en est pas en France de plus illustre et de plus ancienne, vous le savez mieux que personne, puisque cette maison, dont vous êtes agnat, est la vôtre.

— Je suis maintenant le chef de cette maison, madame…

— Vous ? — s’écria madame de Senneterre. Et, chose singulière, à l’accent amer et courroucé de cette femme, succéda une sorte d’envieuse déférence pour le nouveau représentant de cette puissante famille. — Mais, — reprit la mère de Gerald, — le prince-duc de Haut-Martel, qui vivait dans ses terres d’Allemagne depuis cette sotte révolution de 1830… ?

— Le prince-duc de Haut-Martel s’est noyé par imprudence, madame… Et comme il n’avait ni frères, ni enfans, et que je suis son cousin germain… il faut bien que j’hérite de son titre et de ses biens.

— Alors cet événement est tout récent ?

— J’en ai reçu la première nouvelle… par M. l’ambassadeur d’Autriche… et hier, j’ai eu la confirmation officielle de ce fait.

— Ainsi, monsieur, — dit madame de Senneterre avec une admiration jalouse, — vous voilà… marquis de Maillefort, prince-duc de Haut-Martel…

— Tout autant… et sans me donner beaucoup de mal pour ça… comme vous voyez.

— Mais c’est magnifique, monsieur ! — s’écria cette malheureuse monomane, oubliant son fils, dont le désespoir pouvait aboutir au suicide… et ne songeant qu’à s’extasier devant une nouvelle et haute fortune nobiliaire… — mais vous êtes, à cette heure, un des plus grands seigneurs de France.

— Mon Dieu, oui, ça m’a poussé tout d’un coup, cette belle dignité-là… Et dire qu’hier j’étais tout simplement un fort bon gentilhomme… mais aujourd’hui… comme je suis changé !… hein ?… Est-ce que vous ne trouvez pas ma bosse un peu diminuée depuis que vous me savez si grand seigneur ?

— Monsieur, il n’est pas plus permis de plaisanter de la noblesse que de la religion.

— Certainement, il y a bien assez d’autres sujets de plaisanteries… Mais j’oubliais de vous dire que le prince-duc de Haut-Martel m’a laissé en Hongrie à peu près cinquante mille écus de rentes… liquides, en biens-fonds, toutes dettes payées…

— Cinquante mille écus de rentes ! Mais, quoiqu’on ne sache pas au juste votre fortune, on vous dit déjà fort riche, monsieur, — reprit madame de Senneterre avec une sorte de jalousie cupide.

— Peuh ! — fit le bossu, — je ne sais pas non plus bien au juste le chiffre de mes revenus… car mes fermiers… pauvres gens, ne me paient que lorsqu’ils le peuvent sans trop se ruiner ; mais enfin, les pires années, je boursicote toujours bien dans les environs d’une soixantaine de mille livres nets d’impôt et de non-valeurs… sans compter (ceci est pour l’honneur) que les gros bonnets électeurs de l’arrondissement où j’ai mes propriétés me font l’honneur de me proposer d’être leur député… une épidémie ayant dernièrement emporté leur vénérable représentant actuel ; vous voyez que gloire et fortune tombent sur moi dru comme grêle.

— Alors, monsieur, vous avez ainsi plus de deux cent mille livres de rente… et avec cela prince-duc de Haut-Martel…

— Et député… possible, s’il vous plaît ! Notez cela.

— C’est une position superbe…

— Parbleu ! Et avec ma figure et ma tournure je peux, n’est-ce pas ? prétendre aux plus brillans partis. Dites donc, quel dommage que mademoiselle de Beaumesnil soit amoureuse d’un beau jeune homme ; sans cela elle eût été fièrement mon fait.

Une idée subite traversa l’esprit de madame de Senne-