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— Non, pardieu pas ! — reprit le vétéran ; — je ne sais à quoi ça tient, mais ces pêcheuses, blondes comme des Albinos, avaient le diable au corps. Il y avait surtout une petite boulotte à cils Blancs, qu’on appelait la Baleinière

— Température du Sénégal… hein !… mon oncle ?…

— Ah ! fit le vétéran.

Et il posa son verre sur la table en faisant claquer sa langue contre son palais, de sorte que l’on ne savait si ce bruit significatif se rapportait au souvenir de la Baleinière aux cils blancs ou à la dégustation du vin de Chypre.

Puis le digne marin s’écria : — Ah çà ! mais qu’est-ce que je dis là ? A-t-on vu des mauvais sujets pareils !… Ce que c’est que l’exemple ! Ne voilà-t-il pas un vieux phoque comme moi qui parle d’amourettes avec ces jeunes moustaches !… Allons, parlez de vos juives, de vos Mauresques, de vos duchesses, mes enfans ; au moins, c’est de votre âge.

— Eh bien donc ! au nom de la reconnaissance, je somme Olivier de me présenter chez madame Herbaut, — dit l’opiniâtre Gerald.

— Ce que c’est que la satiété !… Tu vas dans le plus beau, dans le plus grand monde, — dit Olivier, — et tu envies… nos pauvres petites réunions batignollaises.

— Avec ça qu’il est amusant, le grand monde, — dit Gerald. — J’y vais à mon corps défendant, pour ne pas contrarier ma mère… Demain, par exemple, est pour moi un jour assommant, car ma mère donne une matinée dansante… Mais, à propos, viens-y donc, Olivier.

— Où çà ?

— À la matinée dansante que donne ma mère.

— Moi ?

— Eh bien ! oui… toi.

— Moi… Olivier Raimond, maréchal-des-logis de hussards… dans ton faubourg Saint-Germain ?

— Il serait sacredieu bien étonnant que je ne puisse pas amener chez ma mère mon meilleur ami, parce qu’il a l’honneur d’être un des plus braves soldats de l’armée… Olivier… tu viendras… je veux que tu viennes.

— En dolman et en képi, n’est-ce pas ? — dit Olivier en souriant et en faisant allusion à sa pauvreté, qui ne lui permettait pas le luxe des habits bourgeois.

Sachant l’emploi que faisait le digne soldat de son pécule si laborieusement gagné, et connaissant d’ailleurs son ombrageuse susceptibilité, Gerald ne put que répondre :

— C’est vrai… je n’y pensais pas… C’est dommage, nous aurions passé une bonne journée ; je t’aurais montré nos beautés à la mode, et je suis sûr qu’en fait de jolies et fraîches figures… tu aurais regretté… les réunions de madame Herbaut.

— Entendez-vous, mon oncle, comme c’est adroitement ramené… comme il revient à la charge ?

Huit heures sonnèrent à la même lointaine horloge.

— Huit heures ! — dit vivement Olivier ; — diable ! et mon maître maçon qui m’attend depuis une heure… Il faut absolument que je te quitte, Gerald… J’ai promis d’être exact… une heure de retard… c’est beaucoup… Or, l’exactitude est la politesse des rois… et de ceux qui apurent des mémoires, — ajouta gaîment Olivier. — Puis, tendant la main à son oncle : — Bonsoir, mon oncle !

— Tu vas encore travailler une partie de la nuit, — dit le vétéran avec une émotion contenue, en jetant un regard significatif à Gerald, — il ne faudra donc pas que je t’attende ?

— Non, mon oncle, couchez-vous… Dites à madame Barbançon de laisser la clef chez le portier et des allumettes chimiques dans la cuisine… Je ne ferai pas de bruit, je ne vous réveillerai pas.

— Adieu, monsieur Gerald, — dit le vétéran en tendant la main au jeune duc et la lui serrant d’une manière expressive, afin de lui rappeler sa promesse au sujet de la promotion d’Olivier au grade d’officier.

— Adieu, mon commandant, — dit Gerald en répondant à l’étreinte du vétéran, et lui indiquant par un signe qu’il comprenait sa pensée, — vous me permettez, n’est-ce pas, de revenir vous voir ?

— Ce sera pour moi un plaisir… un vrai plaisir, monsieur Gerald, — dit le vétéran, — vous devez en être sûr…

— Ma foi, oui, mon commandant, car je juge en cela d’après moi-même… Adieu… Olivier… viens… je te conduirai jusqu’à la porte de ton maître maçon.

— J’y gagnerai toujours un quart-d’heure, — dit Olivier. — Bonsoir, mon oncle.

— Bonsoir, mon enfant.

Et Olivier, ayant pris dans l’entrée sa liasse de papiers et son paquet de plumes, sortit avec Gerald ; tous deux, se tenant par le bras, allèrent jusqu’à la demeure du maçon, où ils se séparèrent, se promettant de se revoir bientôt.

Environ une heure après qu’Olivier eut quitté son oncle, madame Barbançon fut ramenée aux Batignolles dans la voiture de madame la comtesse de Beaumesnil.

Le vétéran, surpris du silence et de la physionomie ténébreuse de la ménagère, lui adressa, mais en vain, plusieurs fois la parole. Il la pria enfin de serrer le restant du vin de Chypre. Madame Barbançon prit la bouteille, s’en alla lentement, puis, s’arrêtant bientôt, et croisant les bras d’un air méditatif, elle laissa choir par ce mouvement la fiole poudreuse.

— Que le diable vous emporte ! — s’écria le vétéran, — voilà le vin de Chypre perdu…

— C’est pourtant vrai, j’ai cassé là bouteille, — répondit la ménagère, en se réveillant comme d’un songe. — Eh bien ! ça ne m’étonne pas ; depuis que j’ai vu et entendu madame la comtesse de Beaumesnil, car je viens de la voir… et dans quel état, mon Dieu ! la pauvre femme !… je me creuse la tête pour trouver quelque chose que je ne trouve pas, et d’ici à longtemps je ne serai bonne à rien, allez, monsieur, il faut y compter.

— C’est toujours quelque chose que de savoir cela d’avance, — reprit le vétéran avec sa placidité habituelle, en voyant madame Barbançon retomber dans sa mystérieuse préoccupation.


V.


Le lendemain de la rencontre d’Olivier Raimond et de Gerald, sa mère, ainsi qu’il l’avait annoncé au neveu du vétéran, donnait une matinée dansante.

Madame la duchesse de Senneterre, par sa famille et par ses alliances, appartenait à la plus ancienne et à la plus illustre noblesse de France ; quoique sa fortune fût médiocre et sa maison petite, madame de Senneterre donnait ainsi chaque printemps quatre ou cinq bals de jour, peu nombreux, mais très élégans et très choisis, dont elle et ses deux jeunes filles faisaient les honneurs avec une grâce parfaite. M. le duc de Senneterre, mort depuis deux ans, avait eu sous la Restauration la plus haute position.

Les trois fenêtres du salon où l’on dansait s’ouvraient sur un beau jardin ; le temps était magnifique ; entre deux contredanses, plusieurs personnes, hommes et femmes, se promenaient ou causaient à travers les allées, çà et là bordées d’arbustes en fleurs.

Quatre ou cinq hommes, abrités par un massif de lilas, s’entretenaient de ces mille riens dont se composent généralement les conversations mondaines.

Parmi ce groupe, deux personnes méritaient d’attirer l’attention.

L’une d’elles, homme de trente ans environ, déjà obèse, à l’air à la fois suffisant et indolent, dédaigneux et gonflé de soi, à l’œil couvert et presque éteint, s’appelait M. le comte de Mornand. Son nom avait été prononcé la veille