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— Arrive donc, traînard ! on dirait, par Dieu ! que tu as été à la cave avec quelque jolie cabaretière comme la belle juive d’Oran… Te rappelles-tu cette pauvre Dinah, don Juan que tu es ?

— Le fait est qu’elle était gentille, — répondit le jeune soldat, en souriant à ce souvenir d’amour avec satisfaction ; — mais c’était un laideron… comparé à la jeune fille que je viens de rencontrer dans la cour, dit Olivier, en déposant avec précaution sur la table la poudreuse bouteille de vin de Chypre.

— Ah !… maintenant je comprends la durée de ton absence.

— Voyez-vous le gaillard, — ajouta le vétéran revenant peu à peu de son attendrissement, — et qu’est-ce que cette beauté que tu viens de rencontrer, mon garçon ?

— Voyons… mets-nous au fait de ta conquête au moins, — dit Gerald.

— Pardieu ! monsieur le duc, — dit Olivier en riant, cela se rencontre à merveille… c’est une duchesse

— Comment ! une duchesse ? — dit Gerald.

— Une duchesse aux Batignolles, — s’écria le commandant, — c’est du fruit nouveau… et fièrement flatteur pour le quartier.

— Allons, mon bon oncle… je vais un peu rabattre de votre amour-propre batignollais. Ma conquête, comme dit ce fou de Gerald, d’abord n’est pas ma conquête… et puis elle n’est pas duchesse… seulement on l’a surnommée la duchesse.

— Et d’où lui vient ce glorieux surnom ! — demanda Gerald.

— On l’appelle ainsi, — reprit Olivier, — parce qu’elle est, dit-on, belle et orgueilleuse comme une duchesse…

— Tu as oublié… sage… — dit Gerald en riant.

— Vraiment ! — dit Olivier, — est-ce que les duchesses… sont ?…

— Veux-tu te taire, mauvaise langue, — reprit Gerald en interrompant le jeune soldat. Je crois, tudieu bien ! qu’elles sont sages… les duchesses !

— Eh bien ! alors elle est belle, orgueilleuse et sage comme une duchesse ; telle est la cause du surnom de cette jeune fille.

— Et qu’est-ce que c’est que cette jolie duchesse ? — demanda Gerald. — En ma qualité de duc, comme tu dis, tu dois satisfaire ma curiosité ?

— Elle est maîtresse de piano… — reprit Olivier, — tu vois qu’elle déroge furieusement !

— C’est plutôt le piano qui devient très aristocrate sous ses belles mains… car elle doit avoir aussi des mains de duchesse !… Voyons, conte-nous cela… Que diable ! tu es amoureux ; à qui feras-tu tes confidences, sinon à ton oncle… à ton camarade ?

— Je voudrais bien avoir le droit de vous en faire, des confidences… — dit Olivier en riant, — parce que je ne vous en ferais pas ; mais vrai, c’est la première fois que je vois cette jeune fille.

— Mais ces détails… sur elle ?

— Il y a une madame Herbaut qui loge ici, au second, — répondit Olivier. — Tous les dimanches, cette excellente femme rassemble chez elle des jeunes filles, amies de ses filles : les unes sont teneuses de livres ou demoiselles de magasin, d’autres maîtresses de dessin ou, comme la duchesse, maîtresses de musique… Je t’assure qu’il y en a de charmantes ; toutes ces braves filles travaillent toute la semaine comme de petits lions, gagnent honorablement leur vie, et s’amusent follement le dimanche chez la bonne madame Herbaut : on joue a des petits jeux, on danse au piano, c’est très amusant ; voilà deux dimanches que madame Barbançon m’a présenté chez cette dame, et, ma foi…

— Je demande à être présenté à madame Herbaut, — s’écria le jeune duc en interrompant son ami.

— Tu demandes… tu demandes… tu crois qu’il n’y a qu’à demander, toi ? reprit gaîment Olivier. — Apprends, mon cher, que les Batignolles sont aussi exclusives que ton faubourg Saint-Germain.

— Bon, tu es jaloux, tu as tort : d’abord… parce que, vraies ou supposées, les duchesses ne m’affriandent plus… surtout quand elles sont sages… et puis l’on ne vient pas aux Batignolles pour s’amouracher d’une duchesse. Ainsi, rassure-toi, et d’ailleurs, si tu me refuses, je suis au mieux avec maman Barbançon, je lui demanderai d’être présenté à madame Herbaut.

— Enfin nous verrons si l’on peut t’admettre, — dit Olivier avec une importance comique. — Mais, pour en revenir à la duchesse, madame Herbaut, qui est fort liée avec elle, m’a dit, l’autre dimanche, comme je m’extasiais sur cette réunion de charmantes jeunes filles : — « Que diriez-vous donc, monsieur, si vous voyiez la duchesse !… » (et la digne femme m’a donné les détails dont je t’ai parlé sur l’origine de son surnom) ; « malheureusement, — a-t-elle ajouté, — voilà deux dimanches qu’elle nous manque, et elle nous manque beaucoup ; car toute duchesse qu’elle soit, elle est adorée ici par tout le monde ; mais depuis quelques jours, elle a été appelée auprès d’une grande dame très riche et très malade… dont les souffrances sont si grandes et si rebelles, que les médecins, à bout de leur science, ont eu l’idée d’essayer si une musique douce et suave ne calmerait pas les douleurs de la pauvre dame. »

— Voilà qui est singulier, — dit Gerald.

— Quoi donc ? — lui demanda Olivier.

— Cette pauvre femme, si malade, dont on essaie de calmer les douleurs par tous les moyens possibles, et auprès de qui ta duchesse a été appelée… c’est madame la comtesse de Beaumesnil.

— La même qui vient d’envoyer chercher madame Barbançon ? — demanda le vétéran.

— Oui, mon commandant ; — j’avais déjà entendu parler de cette espèce de cure musicale entreprise pour adoucir les atroces souffrances de la comtesse.

— Le fait est que la rencontre est assez bizarre, — dit Olivier, mais il paraît que la tentative des médecins n’a pas été vaine, car chaque soir la duchesse qui est, à ce qu’il paraît, excellente musicienne, va chez madame de Beaumesnil… Et voilà pourquoi je n’avais pas vu cette jeune fille aux deux soirées de madame Herbaut, de chez qui, sans doute, elle sortait tout à l’heure. Frappé de sa tournure, de sa beauté vraiment extraordinaire, j’ai demandé au portier s’il la connaissait. Sans doute, monsieur Olivier, m’a-t-il répondu, c’est la duchesse

Je trouve cela charmant, intéressant, mais beaucoup trop mélancolique pour moi, — dit Gerald ; — je préfère de bonnes et joyeuses filles sans façon, comme il doit s’en trouver dans la réunion de madame Herbaut, et, si tu ne m’y présentes pas… tu es un ingrat… Rappelle-toi cette jolie mercière d’Alger… qui avait une non moins jolie sœur…

— Comment ! dit le vétéran, — et la juive ! la jolie cabaretière d’Oran ?

— Dam… mon oncle… on est à Oran… on aime à Oran ; … on est à Alger… on aime à Alger…

— Mais tu es donc un Joconde, malheureux ! — s’écria le vétéran, singulièrement flatté des bonnes fortunes d’Olivier, tu es donc un séducteur !

— Que voulez-vous, mon commandant, — dit Gerald, — ce n’est pas de l’inconstance… on suit la marche de sa division, voilà tout… C’est pourquoi Olivier et moi nous avons été obligés de laisser à Oran, lui sa juive, moi ma Mauresque, pour nos petites mercières d’Alger.

— Le fait est, — dit le vieux marin, égayé par le vin de Chypre, dont la bouteille avait circulé entre les convives pendant cet entretien, — le fait est que, selon le changement de station, nous quittions les mulâtresses de la Martinique pour les pêcheuses de Saint-Pierre-Miquelon, de Terre-Neuve.

— Un fameux changement de zone, dites donc, mon commandant ? — reprit Gerald en poussant le coude du vétéran ; — c’était quitter le feu pour la glace.