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Bien qu’elle connût la noblesse des intentions de Gerald, et que, depuis son entretien avec lui, pendant la soirée de la veille, elle se fût assurée qu’il aimait passionnément Herminie, mademoiselle de Beaumesnil pressentait les difficultés sans nombre dont devait être traversé le mariage du jeune duc et de la pauvre maîtresse de piano.

Telles étaient les préoccupations d’Ernestine lorsqu’elle arriva chez son amie ; celle-ci courut à elle, l’embrassa tendrement et lui dit :

— Ah ! — j’étais bien sûre que vous n’oublieriez pas votre promesse, Ernestine… Ne vous avais-je pas dit que votre présence me serait douce et consolante ?

— Puisse-t-elle l’être, en effet, ma bonne Herminie… Avez-vous un peu repris courage ? avez-vous quelque espoir ?

La duchesse secoua mélancoliquement la tête et reprit :

— Je puis heureusement, à cette heure, oublier mes chagrins… N’en parlons pas, Ernestine ; plus tard nous y reviendrons… lorsque, hélas ! je n’aurai plus rien pour m’en distraire.

— De quelle distraction voulez-vous donc parler ?

— Il s’agit de vous, Ernestine.

— De moi ?

— Oui… il est question d’une chose qui pourrait avoir peut-être une heureuse influence sur votre avenir, pauvre chère petite orpheline.

— Que voulez-vous dire, Herminie ?

Ce n’est pas moi qui vous expliquerai ce mystère. L’on m’avait priée d’être auprès de vous l’interprète de certains projets ; mais, craignant de vous influencer par la manière dont je vous les présenterais… j’ai refusé, voulant que votre décision vînt absolument de vous, quitte ensuite à vous dire mon avis… si vous me le demandez.

— Mon Dieu ! Herminie, ce que vous me dites là me surprend de plus en plus. Quels sont donc ces projets !

— La dernière fois que nous nous sommes vues… pendant que M. le commandant Bernard vous exprimait encore sa reconnaissance — M. Olivier m’a priée de le recevoir le lendemain, pour une communication très importante, m’a-t-il dit… Je l’ai reçu… cela était grave… en effet… aussi me pria-t-il d’être son interprète auprès de vous… mais je n’ai pas voulu me charger de cette démarche, Ernestine, pour les motifs que je vous ai dits.

— Ah !… c’est de M. Olivier qu’il s’agit !

— Oui… et j’ai cru qu’il valait mieux qu’il vous parlât lui-même en ma présence… si toutefois vous y consentez…

— Ainsi, ma bonne Herminie — vous me conseillez d’entendre M. Olivier ?

— Je vous le conseille, Ernestine, parce que, quoiqu’il arrive et que vous décidiez… vous serez, je n’en doute pas, heureuse et fière de l’avoir entendu.

— Alors, Herminie… je verrai M. Olivier… mais quand cela ?

— Aujourd’hui — à l’instant, si vous le désirez.

— Où est-il donc ?

— Là — dans le jardin… Comptant sur votre visite de ce matin… je lui ai dit : venez vendredi, monsieur Olivier… vous attendrez quelques instans en vous promenant ; si Ernestine consent à vous voir, je vous enverrai chercher.

— Eh bien ! Herminie, ayez la bonté de faire prévenir M. Olivier que je ne demande pas mieux que de le voir.

Un instant après, Olivier Raimond était introduit et annoncé par madame Moufflon, la portière.

— Monsieur Olivier, — dit Herminie, — Ernestine est prête à vous entendre… vous savez mon amitié pour elle — vous savez aussi mon estime pour vous ; ma présence à cet entretien ne vous étonnera donc pas…

— Votre présence… je la désirais, mademoiselle Herminie… car j’aurai peut-être à en appeler à vos souvenirs.

S’adressant alors à mademoiselle de Beaumesnil, Olivier, sans cacher une vive émotion, reprit d’un ton pénétré :

— Mademoiselle… il me faut une entière confiance dans la droiture de mes intentions pour hasarder la démarche peut-être étrange que je tente auprès de vous…

— Je suis certaine d’avance… monsieur Olivier… que cette démarche est digne de vous, de moi… et de l’amie qui nous écoute.

— Je le crois — mademoiselle — je vais donc vous parler… en toute sincérité — car vous vous souvenez peut-être… qu’une fois déjà vous m’avez su gré de ma franchise…

— J’en ai été on ne peut plus touchée, monsieur Olivier. Herminie pourra vous en assurer.

— Mademoiselle Herminie pourra témoigner aussi du vif intérêt… que vous m’avez inspiré… mademoiselle… je ne dirai pas lors de la contredanse de charité, — ajouta Olivier en souriant doucement, — mais en suite de l’entretien que j’ai eu avec vous ce soir-là.

— En effet, ma chère Ernestine, après votre départ, M. Olivier m’a paru très touché du mélange de mélancolie, de franchise, de gracieuse originalité qu’il avait trouvé dans votre conversation… son intérêt a surtout redoublé lorsque je lui ai eu dit… sans commettre, je l’espère, d’indiscrétion… que je ne vous croyais pas heureuse…

— La vérité… n’est jamais indiscrète… ma bonne Herminie — si l’on doit cacher son infortune aux indifférens… on s’en console presque en l’avouant à ses amis.

— Alors… mademoiselle, — reprit Olivier, — vous comprendrez peut-être, qu’en raison de toutes ces circonstances — notre première entrevue m’ait causé… je ne vous dirai pas, une de ces émotions violentes, soudaines, que l’on éprouve quelquefois… je mentirais… mais une émotion pleine de douceur et mêlée de sollicitude pour votre sort… sollicitude que le souvenir et la réflexion ont rendue plus tard de plus en plus vive… Tels étaient mes sentimens, mademoiselle… lorsque… vous avez, au péril de votre vie… sauvé un homme que j’aime comme mon père… Vous dire, mademoiselle… ce que j’ai ressenti, lorsqu’à ce que j’éprouvais déjà pour vous se sont jointes la reconnaissance, l’admiration, que méritait votre généreux dévouement… Vous dire… ce que j’ai alors ressenti… jamais je ne l’aurais osé… peut-être… sans la fortune inattendue… qui m’est arrivée.

Puis s’arrêtant un instant, comme s’il eût hésité à continuer, Olivier reprit :

— C’est à cette heure, mademoiselle, que j’ai besoin de me rappeler… et de vous rappeler à vous-même que vous aimez, avant tout, la sincérité…

— Oui, monsieur Olivier, j’aime avant tout la sincérité…

— Eh bien ! mademoiselle… franchement, vous n’êtes pas heureuse, vous n’avez pas à vous louer des personnes qui vous entourent, n’est-ce pas ?

— Hélas ! non, monsieur Olivier… Le seul bonheur que j’aie connu depuis la mort de mon père et de ma mère date du jour de ma présentation chez madame Herbaut.

— Je ne voudrais pas vous attrister, mademoiselle, — poursuivit Olivier avec un accent rempli de bonté, — je ne voudrais pas vous rappeler ce qu’il y a de pénible, de précaire, dans une condition dépendant absolument d’un travail souvent incertain, parfois insuffisant, et cependant, mademoiselle, quelque laborieuse que vous soyez, quelque foi que vous ayez dans votre courage, il ne faut pas oublier que vous êtes orpheline… entourée sans doute de cœurs égoïstes, durs, qui, au jour… du besoin… de la maladie — vous délaisseraient peut-être, ou vous témoigneraient une humiliante pitié, plus cruelle encore que l’abandon…

— Ah ! — vous ne vous trompez pas, monsieur…Olivier ! Dureté, mépris, abandon !… voilà ce que j’aurais à attendre des personnes dont je suis entourée, si demain… je tombais dans la misère…

— Vous… exposée au mépris… aux duretés… — s’écria Olivier. — Oh ! jamais !

Et une émotion touchante attrista son noble et gracieux visage.

— Vous… mademoiselle… — reprit-il. — Vous… ainsi traitée… non… non, cela ne peut pas être… cela ne sera pas… Je sais bien… que vous devez compter sur la tendre amitié de mademoiselle Herminie… mais entre honnêtes et pauvres gens comme nous… l’on ne doit point s’abuser.