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Puis, l’ayant plus attentivement regardé, il reprit :

— Ah ! c’est vous, monsieur de Ravil ?… pardon !

Et il fit le geste de continuer son chemin, mais de Ravil l’arrêtant :

— Monsieur de Macreuse, je crois que nous sommes faits pour nous entendre et pour nous servir.

— Nous entendre !… sur quoi, monsieur ?

— Nous avons la même haine : c’est déjà quelque chose.

— Quelle haine ?

— M. de Maillefort ?

— Vous aussi ? vous le haïssez ?

— À la mort !

— Eh bien ! ensuite, monsieur ?

— Eh bien ! ayant la même haine, nous pouvons avoir le même intérêt…

— Je ne vous comprends pas, monsieur de Ravil.

— Monsieur de Macreuse, vous êtes un homme beaucoup trop supérieur, beaucoup trop avancé pour vous laisser décourager par un échec.

— Quel échec, monsieur ?

— Allons, il me faut vous mettre en confiance : j’avais mon imbécille ami, c’est vous nommer M. de Mornand, qui poursuivait la même héritière que vous…

— M. de Mornand ?

— Il avait cet honneur-là… Malheureusement, peu d’instans après votre départ, cet abominable marquis l’a traité comme il vous a traité… C’est dire qu’il a rendu impossible le mariage de la petite Beaumesnil avec mon imbécille ami. De là ma haine contre le marquis !

— Mais que vous importait, monsieur, que cette héritière épousât ou non votre ami ?…

— Diable ! mais il m’importait beaucoup ! je m’étais entremis dans l’affaire… j’avais servi de Mornand moyennant une prime promise sur la dot… Donc le maudit bossu m’a ruiné en ruinant Mornand. Comprenez-vous ?

— Fort bien !

— Mornand est trop mou, trop veule, trop gras en un mot, pour tâcher de se relever de cet échec, ou du moins pour chercher à se consoler par une vengeance…

— Une vengeance ? — contre qui ?

— Contre cette petite pécore d’héritière, et incidemment, contre cet affreux bossu… Mais je me hâte de vous dire que je ne suis pas de ces farouches butors qui donnent dans le creux d’une vengeance stérile… Je n’admets, moi, qu’une vengeance fructueuse…

— Fructueuse ?

— Productive !… très productive !… si vous le préférez… et de cette vengeance je pourrais fournir les élémens.

— Vous ! et lesquels ?

— Permettez ! Je possède un secret très important…

— Sur mademoiselle de Beaumesnil ?

— Sur elle-même ! — Ce secret, je pourrais l’exploiter seul, très productivement, je crois.

— Et vous venez m’offrir…

— De partager ! — non pas !… vous me prendriez pour un niais, et vous n’aimez pas les niais.

— Alors, monsieur, à quoi bon ?…

— Vous n’avez pas entamé une aussi grosse affaire, comme dit mon imbécille d’ami (qui est un homme politique, s’il vous plaît), vous n’avez pas entamé une aussi grosse affaire que votre mariage avec la plus riche héritière de France, sans appui, sans entregent… sans probabilités de réussite… On ne fait pas de ces fautes-là quand on a fondé l’Œuvre de Saint-Polycarpe (fondation qui, par parenthèse, m’a prouvé que vous étiez très fort, et vous a, dès longtemps, acquis ma sympathie) ; en un mot, je vous le répète, vous êtes trop nerveux pour subir humblement un échec outrageant. Vous avez peut-être des moyens de vous relever de là, d’arriver à votre but par d’autres voies, et, tant que la petite Beaumesnil n’est pas mariée, un homme comme vous espère.

— Eh bien ! soit ! monsieur, supposez que j’espère encore ?

— Ceci admis, je vous proposerai de mettre en commun vos nouveaux moyens de réussir… et mon secret… Si vos espérances se réalisent, nous ne tirerons pas parti de mon secret ;… si elles ne se réalisent pas, mon secret nous restera… comme, une onctueuse poire pour la soif… En un mot, si vous épousez, vous me donnerez une prime sur la dot… si vous n’épousez pas, je vous donne une prime sur les bénéfices que me procurera mon secret, si tant est que ledit secret ne puisse pas servir vos nouvelles tentatives… comme j’en ai la certitude… et notez que je ne parle que pour mémoire de certaines influences sur mademoiselle de Beaumesnil, influences engourdies… mais qui pourraient être réveillées…

— Tout ceci mérite attention, monsieur, — reprit le Macreuse, après un moment de réflexion, car il commençait à croire, ainsi que le lui avait dit de Ravil : que tous deux étaient faits pour se comprendre, — Mais encore, ajouta-t-il, faudrait-il savoir quel est ce secret… quelles sont ces influences ?…

— Donnez-moi le bras, mon cher monsieur de Macreuse, je vais vous parler à cœur ouvert, car je n’ai aucun intérêt à vous tromper, ainsi que vous l’allez voir…

Et ces deux hommes s’éloignèrent et disparurent bientôt dans l’ombre que projetait une haute maison sur l’un des côtés de la rue…


L.


Mademoiselle de Beaumesnil avait promis à Herminie d’aller la voir le vendredi matin, le lendemain du jour où la plus riche héritière de France avait assisté au bal de madame de Mirecourt, et où MM. de Macreuse et de Mornand avaient été exécutés par M. de Maillefort.

Mademoiselle de Beaumesnil était sortie de ce bal aussi profondément attristée qu’effrayée des découvertes qu’elle avait faites au sujet de ses prétendans, odieuses révélations complétées par les loyaux aveux de Gérald sur la façon dont on mariait une héritière

Éprouvant autant de mépris que d’aversion pour son tuteur et pour sa famille, la jeune fille sentait la nécessité de prendre un parti décisif, ses relations avec les La Rochaiguë devant être intolérables. Il lui fallait donc chercher en dehors de cette famille de sages conseils, un appui certain.

Ernestine ne voyait que deux personnes en qui placer sa confiance : Herminie et M. de Maillefort.

Mais, pour s’ouvrir à Herminie, il fallait que mademoiselle de Beaumesnil lui avouât qui elle était réellement ; et, cette révélation, elle se promit de la faire bientôt à son amie, voulant cependant, une fois encore, jouir du bonheur inappréciable de recevoir de nouveau ces témoignages de tendre amitié que la duchesse croyait adresser à Ernestine orpheline et vivant de son travail.

— « Pourvu qu’elle m’aime autant lorsqu’elle saura que je suis si riche, — pensait l’héritière avec anxiété, — pourvu qu’à cette découverte la délicatesse et la fierté du caractère d’Herminie ne refroidissent pas son amitié pour moi ! »

Fidèle à sa promesse, et toute heureuse de savoir combien Gerald était digne de l’amour d’Herminie, mademoiselle de Beaumesnil, accompagnée de madame Laîné, qui l’attendit comme d’habitude, se rendit donc le vendredi matin chez la duchesse.

Il est inutile de dire que, le lendemain de l’exécution de M. de Macreuse, mademoiselle Héléna ne s’était pas présentée pour accompagner à la messe la pupille du baron.

En songeant à sa prochaine entrevue avec Herminie, Ernestine se sentait néanmoins attristée.