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jamais la fille d’une femme aussi tarée que madame de Beaumesnil…

Et à un mouvement de M. de Mornand, qui pâlit de rage, le marquis, s’adressant à MM. de Morainville et d’Hauterive :

— Messieurs, est-ce vrai !… monsieur de Mornand a-t-il dit cela devant vous ?

— Monsieur de Mornand l’a dit en effet devant nous, — reprirent-ils, — il nous est impossible de nier la vérité !

— Et c’est alors que moi-même, qui vous entendais sans vous voir, monsieur, — reprit le bossu, — c’est alors qu’emporté par l’indignation, je n’ai pu m’empêcher de crier : Misérable !

— Ah ! c’était vous, monsieur, — dit M. de Mornand, furieux de voir ce coup mortel porté à ses cupides espérances.

— Oui, c’était moi… et voilà pourquoi j’ai dit tout à l’heure à mademoiselle de Beaumesnil qu’elle ne pouvait pas… qu’elle ne devait pas danser avec vous, monsieur, qui avez publiquement diffamé sa mère ! Or, je demande à tous ceux qui nous écoutent, si j’ai tort ou raison d’avoir agi ainsi ?

Un silence accablant pour M. de Mornand succéda aux derniers mots du bossu.

De Ravil seul, prit la parole, et dit d’un air ironique :

— Ainsi, monsieur le marquis de Maillefort se posait en paladin, en chevalier courtois, donnait un coup d’épée à un galant homme, en manière de memento, le tout pour l’empêcher un jour de danser une contredanse avec mademoiselle de Beaumesnil ?…

— Le tout pour empêcher monsieur de Mornand d’épouser mademoiselle de Beaumesnil, monsieur ! car votre ami est aussi cupide que mademoiselle de Beaumesnil est riche, ce qui n’est pas peu dire, et, dans la conversation même que j’ai surprise pendant le bal de madame de Senneterre, les vues de M. de Mornand se trahissaient déjà… En diffamant madame de Beaumesnil, en faisant retomber les suites de ces diffamations jusque sur sa fille, et même sur celui qui serait tenté de l’épouser, M. de Mornand espérait éloigner les concurrents… Cette infamie m’a révolté… De là, le mot de misérable échappé à mon indignation… de là, un prétexte trouvé par moi pour offrir à M. de Mornand la réparation qui, après tout lui était due… de là, le coup d’épée en manière de memento… de là, enfin, ma résolution d’empêcher M. de Mornand d’épouser mademoiselle de Beaumesnil, et j’ai réussi… car je le défie maintenant d’oser paraître devant la plus riche héritière de France… prononçât-il encore vingt discours philanthropiques sur la pêche de la morue ! se présentât-il même sous votre patronage, baron… l’exemple, le modèle, la merveille des tuteurs, vous qui vouliez sacrifier l’avenir de votre pupille à votre ridicule ambition.

Une morne stupeur accueillit les paroles du bossu, qui reprit :

— Pardieu ! messieurs, ces vilenies se reproduisent si souvent dans le monde qu’il sera d’un bon exemple de les flétrir une fois !… Comment ! parce que ces choses honteuses se passent, ainsi qu’on dit, entre gens de bonne compagnie, elles seront impunies ?… Comment ! il y aura une sellette, une prison pour de pauvres diables d’escrocs qui auront subtilisé quelques louis au jeu avec de fausses cartes ; et il n’y aura pas un pilori pour y clouer des gens qui, à force de faux semblans, de bas mensonges, tentent de subtiliser une fortune énorme, et complotent froidement les moyens d’enchaîner à jamais à eux une pauvre innocente enfant, dont le seul tort est d’avoir une fortune immense et d’allumer, à son insu, les plus détestables cupidités ?… Et lorsque ces gens-là réussissent, on les accueille, on les loue, on les envie, on vante leur adresse… on s’extasie sur leur bonne fortune !… Oui… car, grâce à ces biens qu’ils ont acquis par des moyens indignes, ils vivent magnifiquement, entretiennent des maîtresses, et font un pont d’or à leur ambition… La malheureuse femme qui les a enrichis et qu’ils ont trompée verse des larmes de désespoir, ou se jette dans le désordre pour s’étourdir !… Pardieu ! messieurs, j’aurai du moins le bonheur d’avoir fait justice de deux de ces ignobles intrigues, car M. de Macreuse, que j’ai chassé tout à l’heure d’ici, avait les même visées que M. de Mornand !… Vous le voyez… les honnêtes esprits se rencontrent !

— Tu es joué comme un sot que tu es, et c’est bien fait… — dit tout bas de Ravil à l’oreille de son ami qui restait accablé. — De ma vie… je ne te pardonnerai de m’avoir fait perdre la prime sur la dot.

Les sentimens justes, élevés, généreux, ont parfois une telle autorité que, après les véhémentes paroles du bossu, M. de Mornand se vit généralement réprouvé… Aucune voix ne s’éleva pour le défendre ; heureusement la contredanse finissant amena un mouvement dans les salons et dans la galerie, qui permit au futur ministre de se perdre dans la foule, pâle, éperdu, n’ayant pu trouver un mot à répondre aux accablantes accusations de M. de Maillefort.

Celui-ci rejoignit alors madame de La Rochaiguë, qui n’avait pas encore été instruite, non plus qu’Ernestine, de cette dernière exécution.

— Maintenant, — dit M. de Maillefort à la baronne, — il faut absolument que vous emmeniez mademoiselle de Beaumesnil ; sa présence ici n’est plus convenable.

— Oui, ma chère enfant, — ajouta le marquis, en s’adressant à mademoiselle de Beaumesnil, — l’insupportable curiosité que vous excitez s’augmenterait encore. Demain, je vous dirai tout ! Croyez-moi, suivez mon conseil ! quittez ce bal…

— Oh ! de grand cœur, monsieur, — répondit Ernestine, — car je suis au supplice.

Et la jeune fille se leva, prit le bras de madame de La Rochaiguë, qui dit au bossu avec un accent de vive reconnaissance :

— Je comprends tout, mon cher marquis ; M. de Mornand était aussi sur les rangs ?

— Nous causerons de tout cela demain ; mais, en grâce, emmenez mademoiselle de Beaumesnil à l’instant même.

— Ah ! vous êtes notre Providence, mon cher marquis, — lui dit tout bas madame de La Rochaiguë, — combien j’ai eu raison de me confier à vous !

— Certainement ; mais, de grâce, emmenez mademoiselle de Beaumesnil.

L’orpheline jeta un regard de reconnaissance sur le bossu, et, troublée, presque effrayée des divers incidents de cette soirée, elle sortit du bal avec madame de La Rochaiguë, tandis que M. de Maillefort resta chez madame de Mirecourt, ne voulant pas paraître quitter cette maison à la faveur de l’espèce de stupeur que sa loyale et courageuse résolution avait causée.

Le de Ravil, en vrai cynique, dès qu’il avait vu la ruine des espérances de son ami Mornand, s’était empressé de l’accabler et de l’abandonner. Le futur ministre s’était jeté dans un fiacre, tandis que de Ravil s’en allait pédestrement, rêvant à ce qui venait de se passer, et comparant la double déconvenue de M. de Mornand et de M. de Macreuse.

En tournant le coin de la rue où était situé l’hôtel de madame de Mirecourt, de Ravil aperçut, à la clarté de la lune, alors d’une sérénité superbe, un homme qui marchait, tantôt lentement, tantôt avec une précipitation fiévreuse.

L’agitation, la démarche de cet homme attirèrent l’attention du cynique. Il doubla le pas, et reconnut M. de Macreuse, qu’une sorte de charme fatal retenait auprès de la maison où était resté le marquis, dont il eût dévoré le cœur, si vouloir… eût été pouvoir.

Cédant à une inspiration diabolique, le de Ravil s’approcha du Macreuse, et lui dit :

— Bonsoir, monsieur de Macreuse.

Le protégé de l’abbé Ledoux releva la tête ; l’exaltation des plus mauvaises passions se lisait si visiblement sur cette physionomie livide que de Ravil se félicita doublement de son idée.

— Que voulez-vous, monsieur ? dit brusquement Macreuse à de Ravil, qu’il ne reconnut pas d’abord.