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— Ah ! ma pauvre baronne, votre ingénuité me fend le cœur !… Regardez ! écoutez ! — et instruisez-vous ! pauvre femme ingénue que vous êtes !

Le marquis prononçait ces derniers mots lorsque M. de Mornand vint saluer mademoiselle de Beaumesnil, pour lui rappeler invitation qu’il lui avait faite.


XLIX.


M. de Mornand, l’air satisfait, outrecuidant, s’inclina devant mademoiselle de Beaumesnil, et lui dit :

— Mademoiselle n’a pas oublié qu’elle m’avait promis cette contredanse ? Veut-elle bien me faire l’honneur d’accepter mon bras ?

— Ça ne se peut pas, monsieur de Mornand, — dit à demi-voix M. de Maillefort, toujours appuyé au dossier du canapé où était assise Ernestine.

M. de Mornand se redressa brusquement, aperçut le marquis, et lui demanda d’un ton hautain :

— Quoi, monsieur ? Qu’est ce qui ne se peut pas ?

— Vous ne pouvez pas danser avec mademoiselle de Beaumesnil, monsieur, — reprit le bossu, toujours à demi-voix.

M. de Mornand haussa les épaules avec dédain, et, s’adressant à Ernestine :

— Veuillez, mademoiselle, me faire la grâce d’accepter mon bras.

Interdite, confuse, Ernestine se retourna vers M. de Maillefort, comme pour lui demander avis.

Le marquis répéta cette fois, d’une voix haute et grave, en appuyant sur les mots :

— Mademoiselle de Beaumesnil ne peut pas… ne doit pas danser avec M. de Mornand…

Ernestine fut si frappée de l’accent presque solennel de M. de Maillefort qu’elle répondit à M. de Mornand, en baissant les yeux :

— Je vous prie… monsieur… de m’excuser… mais je me sens trop fatiguée pour tenir la promesse que je vous ai faite…

M. de Mornand s’inclina poliment, sans mot dire, devant Ernestine ; mais en se relevant, il jeta un regard significatif au bossu.

Celui-ci répondit à ce regard, en montrant d’un coup d’œil au danseur désappointé une des portes de la galerie vers laquelle le bossu se dirigea, laissant mademoiselle de Beaumesnil dans une vive inquiétude.

Cette scène, à l’encontre de l’exécution de M. de Macreuse, avait passé inaperçue, les quelques mots échangés entre le marquis et M. de Mornand ayant été prononcés presque à voix basse, et cela au milieu de l’agitation qui accompagne toujours la mise en places d’une contredanse.

Ainsi, à l’exception de mademoiselle de Beaumesnil, de mesdames de Senneterre et de La Rochaiguë, voisines d’Ernestine, personne dans le bal ne se doutait de ces préliminaires à une nouvelle exécution.

M. de Mornand, en allant rejoindre le bossu dans la galerie, fut successivement accosté par M. de La Rochaiguë et par M. de Ravil, qui, de l’embrasure d’une porte, avaient suivi avec inquiétude, et sans les comprendre, les péripéties de l’incident soulevé par M. de Maillefort.

— Eh bien ! — dit de Ravil à M. de Mornand, — comment, tu ne danses pas ?

— Que s’est-il donc passé, mon cher monsieur de Mornand ? — reprit à son tour le baron ; — il m’a semblé vous voir parler à ce maudit bossu, dont l’audace et l’insolence passent réellement tous les termes.

— En effet, monsieur, — répondit le futur ministre, le visage contracté, — M. de Maillefort se croit tout permis ! Il faut qu’une telle insolence ait un terme !… il a osé défendre à votre pupille de danser avec moi…

— Et elle a obéi ? — s’écria le baron…

— Que vouliez-vous que fît cette pauvre demoiselle après une injonction pareille !

— Mais c’est intolérable !… inqualifiable… incroyable… — s’écria le baron, — je vais trouver ma pupille, et…

— C’est inutile, monsieur, quant à présent… — dit M. de Mornand.

Et s’adressant à de Ravil :

— Viens-tu ? il faut absolument que j’aie une explication avec M. de Maillefort… il m’attend là-bas !

— Et moi, mon cher comte, — dit le baron, — je ne vous quitte pas !

Lorsque ces trois personnages s’approchèrent du bossu, ils virent auprès de lui MM. de Morainville et d’Hauterive, et cinq ou six autres personnes rassemblées à dessein par le marquis.

— Monsieur de Maillefort, — lui dit M. de Mornand d’un ton fort poli, — j’aurais quelques mots d’explication à vous demander…

— Je suis à vos ordres, monsieur.

— Alors, monsieur, si vous le voulez bien, nous irons dans le salon de tableaux ; — priez un de vos amis de vous accompagner…

— Non pas, monsieur… je tiens à ce que notre explication ait autant de retentissement que possible.

— Monsieur…

— Je ne vois pas pourquoi vous craindriez une publicité que je provoque.

— Eh bien ! soit ! — reprit M. de Mornand, — je vous demanderai donc devant ces messieurs pourquoi, tout-à-l’heure, au moment où j’avais l’honneur d’inviter mademoiselle de Beaumesnil à danser, vous vous êtes permis, monsieur, de dire à cette jeune personne : Mademoiselle de Beaumesnil ne peut pas, ne doit pas danser avec M. de Mornand… Ce sont vos propres paroles, monsieur.

— Telles sont, en effet, mes paroles, monsieur ; vous avez une excellente mémoire ; j’espère que, tout à l’heure, elle ne vous fera pas défaut.

— Et moi, je ferai observer à monsieur de Maillefort, — reprit le baron, — qu’il s’arroge un droit… une autorité… une surveillance qui m’appartient exclusivement, car en disant à ma pupille que…

— Mon cher baron, — reprit le marquis en souriant et en interrompant M. de La Rochaiguë, — vous êtes le modèle, l’exemple, la merveille des tuteurs passés, présens et futurs… Je vous prouverai cela plus tard ; mais permettez-moi de répondre à M. de Mornand, que j’avais l’honneur de féliciter sur sa mémoire, et de lui demander s’il se souvient qu’au dernier bal de jour de madame la duchesse de Senneterre, je lui ai dit, à lui, M. de Mornand, au sujet d’un insignifiant coup d’épée, que cette égratignure était une sorte de memento destiné à fixer dans son esprit la date d’un jour que, plus tard peut-être, j’aurais intérêt à lui rappeler ?

— Cela est vrai, monsieur, — dit M. de Mornand ; — mais cette rencontre n’a pas le moindre rapport avec l’explication que je viens vous demander.

— Au contraire, monsieur… cette explication est la conséquence naturelle de cette rencontre.

— Parlez clairement, monsieur.

— Je vais être très clair. À ce bal, chez madame de Senneterre, dans le jardin, à gauche, sous un massif de lilas, en présence de plusieurs personnes et notamment de MM. de Morainville et d’Hauterive que voici, vous vous êtes permis, monsieur, de calomnier de la manière la plus outrageante madame la comtesse de Beaumesnil…

— Monsieur !

— Sans respect, sans pitié pour une malheureuse femme, alors à l’agonie, — reprit le bossu indigné, en interrompant M. de Mornand, — vous l’avez lâchement insultée, et vous avez osé dire : qu’un galant homme n’épouserait