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transporté évanoui, presque moribond… dans leur sacristie… audacieuse jonglerie de votre part, qui m’aurait fort diverti si elle ne m’eût pas révolté.

Un moment attéré par cette attaque, le protège de l’abbé Ledoux retrouva son impudence et reprit avec onction :

— Tout le monde comprendra, monsieur, que je ne puis ni ne dois répondre à une si inconcevable… à une si affligeante agression — le secret des prières est sacré…

— C’est vrai, — dirent plusieurs voix avec indignation, — ce M. de Maillefort ne respecte rien.

— Une pareille sortie est déplorable…

— Cela ne s’est jamais vu, etc., etc.

Nous l’avons dit, M. de Macreuse, comme tous les gens de son espèce, s’était créé de nombreux partisans ; ces partisans avaient naturellement la plus grande antipathie pour M. de Maillefort, dont l’esprit caustique poursuivait impitoyablement ce qui était faux et lâche. Aussi un crescendo désapprobateur continua de succéder aux dures paroles du marquis.

— L’on n’a pas d’idée d’une scène aussi affligeante, — reprenaient les uns.

— C’est un scandale inouï.

— C’est d’une brutalité sans exemple.

Le marquis, sans se déconcerter le moins du monde, laissa passer cet orage, et le Macreuse, enhardi, rassuré, reprit alors avec effronterie :

— L’intérêt que tant de personnes honorables me témoignent, monsieur… me dispense de prolonger cet entretien, et…

Mais le marquis, l’interrompant, lui dit avec un accent d’écrasante autorité :

— Monsieur de Macreuse, vous avez menti impudemment !… Monsieur de Macreuse, vous n’avez pas perdu votre mère ! la sainte personne est vivante — très vivante… vous le savez bien, et votre saint homme de père aussi. Vous voyez que je suis suffisamment informé ; vous avez donc joué une comédie… infâme ! vous avez insulté à un sentiment que les plus misérables respectent encore, le sentiment filial !… Le but de toutes ces indignités, je le sais… Et si je me tais… c’est qu’il est des noms si respectables que l’on ne doit pas même les prononcer à côté du vôtre… si vous en avez un…

À ces accablantes paroles du marquis, à la pâleur livide du Macreuse, à sa stupeur, qui prouvaient assez que le bossu disait vrai, les plus décidés partisans du pieux jeune homme n’osèrent pas prendre sa défense, et ceux qui avaient une aversion d’instinct contre le fondateur de l’Œuvre de saint Polycarpe applaudirent fort aux paroles du marquis.

— Monsieur !… — reprit alors le Macreuse, effrayant de rage contenue, car il se voyait démasqué, — de telles offenses…

— Assez, monsieur… assez ! Allez-vous-en au plus tôt d’ici !… Votre vue soulève le cœur des honnêtes gens, et madame de Mirecourt me saura un gré infini de cette exécution, et, en vérité, elles sont trop rares, les exécutions. Il faudrait pourtant que, de temps à autre, dans le monde, justice fût faite de ces malfaiteurs de salon que l’on tolère. Et si répugnant que soit le rôle de justicier, puisque personne ne le remplit jamais, moi je m’en charge aujourd’hui, et je n’ai pas fini…

À ces derniers mots du bossu, le trouble et la confusion furent à leur comble.

Le pieux jeune homme, croyant à de nouvelles attaques contre lui, et trouvant l’exécution suffisante, se redressa, comme le reptile se redresse sous le pied qui l’écrase, et dit insolemment au marquis :

— Après de si grossiers outrages, monsieur, je ne saurais rester un instant dans cette maison ; mais j’ose espérer que, malgré la différence de nos âges, monsieur le marquis de Maillefort voudra bien accueillir demain une petite requête… que deux de mes amis lui porteront de ma part.

— Allez-vous-en, Monsieur !… allez !… la nuit porte conseil !… et, en réfléchissant, vous reviendrez de vos prétentions batailleuses et par trop ridicules… Allez-vous-en donc !

— Soit, monsieur !… Alors j’aurai recours à d’autres moyens pour paraître moins ridicule, — reprit le pieux jeune homme, en jetant un regard infernal au bossu, et en se retirant lentement au milieu de la stupeur universelle.

Madame de Mirecourt, maîtresse de la maison, se rappelant ce que madame de Senneterre lui avait dit de M. de Macreuse, prit parfaitement son parti sur cette exécution ; mais, pour mettre un terme à l’espèce de malaise et d’étonnement causés par cette scène étrange, elle pria plusieurs hommes de ses amis d’activer au plutôt la contredanse.

En effet, les danseurs commencèrent de se mettre en quête de leurs danseuses.

L’exécution de M. de Macreuse avait rempli mademoiselle de Beaumesnil de reconnaissance pour M. de Maillefort, et de terreur pour elle-même, en songeant qu’elle aurait pu céder à l’intérêt que M. de Macreuse lui avait d’abord inspiré, et épouser peut-être un homme capable d’une action infâme, d’une action qui révélait la perversité la plus profonde.

Au milieu de ces réflexions, l’orpheline vit revenir mesdames de Senneterre et de La Rochaiguë, qui, n’ayant pu, pendant quelques instans, pénétrer le cercle formé autour de M. de Maillefort et de M. de Macreuse, revenaient prendre leurs places auprès d’Ernestine.

Le marquis alors se leva, passa derrière le sopha, et, se penchant à l’oreille de madame de La Rochaiguë, lui dit :

— Eh bien ! madame… je suis, je pense, un assez bon auxiliaire, et du haut de mon observatoire, comme je vous le disais il y a quelque temps, je découvre pas mal de choses, et de vilaines choses.

— Mon cher marquis, je suis dans la stupeur, — répondit la baronne ; — j’ai tout compris ! voilà donc pourquoi mon odieuse belle-sœur conduisait cette pauvre chère enfant tous les matins à Saint-Thomas-d’Aquin !… Avec son air stupide et sa dévotion, cette Héléna est une atroce créature… Quelle fausseté !… quelle trahison !…

— Vous n’êtes pas au bout, ma chère baronne… vous réchauffiez non-seulement une vipère dans votre maison, mais encore un honnête serpent.

— Un serpent ?

— Énorme… avec des dents longues, de ça ! — dit le marquis, en indiquant du regard M. de La Rochaiguë, qui, debout dans l’embrasure d’une porte, montrait ses dents par désœuvrement.

— Comment ! mon mari ? — dit la baronne, — qu’est-ce que cela signifie ?

— Vous allez le savoir !… Voyez-vous ce gros homme qui s’avance vers nous d’un air si triomphant ?

— Sans doute ! c’est M. de Mornand.

— Il vient inviter votre pupille à danser.

— Peu importe… maintenant nous pouvons la laisser indifféremment danser avec tout le monde ; car nous ne nous étions pas trompés… cette chère enfant trouve M. de Senneterre charmant, mon cher marquis !

— Je le crois bien !

— Ainsi la voilà duchesse de Senneterre, — dit madame de La Rochaiguë triomphante, — et ce n’est pas sans peine.

— Duchesse de Senneterre ! — reprit le bossu, — pas tout à fait.

— Sans doute, mon cher marquis, mais c’est décidé…

— Enfin, — dit le bossu en souriant finement, — vous êtes satisfaite de Gerald, de mademoiselle de Beaumesnil et de moi, n’est-ce pas, ma chère baronne ?…

— Ravie, mon cher marquis !

— C’est tout ce que je voulais !… Je reviens maintenant à mon gros homme et à votre serpent de mari, dont vous allez voir se dérouler les astucieux replis.

— Comment ? M. de La Rochaiguë aurait osé…