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— C’est tout simple ! comment ne pas répondre à un tel appel ?

— À merveille ! — répondit le marquis.

Et se tournant vers mademoiselle de Beaumesnil :

— Pour quelle contredanse M. de Mornand vous a-t-il invitée, mademoiselle ?

— Pour celle que l’on va danser tout à l’heure, monsieur, — répondit Ernestine, fort surprise de cette question.

— Vous entendez, mon cher ami, — dit M. de Maillefort à la personne qui venait de lui donner les renseignemens précédens… — c’est pour la contredanse prochaine.

— Très bien, mon cher marquis.

Et l’ami de M. de Maillefort, faisant un circuit pour aller rejoindre MM. de Morainville et d’Hauterive, leur parla à l’oreille, et tous deux firent un signe d’assentiment.

— Ma chère enfant, — reprit le marquis en s’adressant à mademoiselle de Beaumesnil, — sans en avoir trop l’air… je me suis, depuis quelque temps, très occupé de vous, car, il faut vous le dire… et quoique vous m’ayez peu vu dans votre enfance chez votre pauvre mère — j’étais… de ses amis… de ses meilleurs amis.

— Ah ! monsieur… j’aurais dû le deviner plus tôt… car on vous calomniait toujours auprès de moi.

— Cela devait être. Maintenant deux mots. M. de La Rochaiguë vous a souvent parlé de M. de Mornand comme prétendant, et vous a dit, n’est-ce pas, que vous ne pouviez faire un meilleur choix ?

— Oui, monsieur.

— Pauvre enfant ! — dit le marquis avec compassion, et il reprit :

— Mademoiselle Héléna, de son côté, la sainte, l’honnête personne qu’elle est, vous a tenu le même langage sur M. Célestin de Macreuse, autre honnête et saint personnage ?

L’orpheline, remarquant le sourire amer et sardonique du marquis en parlant de l’honnêteté et de la sainteté du disciple de l’abbé Ledoux, dit au bossu :

— Vous avez peut-être, monsieur, une mauvaise opinion de M. de Macreuse ?

— Peut-être ?… Non, parbleu ! mon opinion est fort arrêtée.

— Cette méfiance, du caractère de M. de Macreuse, monsieur, je l’ai pressentie comme vous, — dit mademoiselle de Beaumesnil.

— Ah ! tant mieux, — reprit vivement le marquis… — de tous, ce misérable était celui qui m’inspirait le plus de craintes… tant je redoutais que vous ne fussiez dupe de sa fourbe et de son hypocrisie… mais, heureusement, ces gens-là inspirent parfois une aversion d’instinct à tout ce qui est bon et candide.

— Monsieur, rassurez-vous, — reprit Ernestine triomphante, — je peux, je dois vous détromper.

— Me détromper ?

— Au sujet de M. de Macreuse.

— Vous ?… et comment cela ?

— Parce que vos préventions ne sont pas fondées, monsieur… M. de Macreuse est un homme loyal et sincère… jusqu’à la dureté.

— Mon enfant, vous m’effrayez beaucoup, — dit M. de Maillefort, avec un tel accent d’alarme que mademoiselle de Beaumesnil en fut interdite : — je vous en conjure, ne me cachez rien… — reprit le bossu. — Vous ne pouvez pas vous imaginer l’astuce diabolique et la perverse habileté de ces roués de sacristie… Je l’ai vu tromper des gens bien fins… jugez un peu de vous, ma pauvre innocente enfant !

Mademoiselle de Beaumesnil, frappée de l’inquiétude de M. de Maillefort, et ayant en lui toute confiance, lui raconta, en peu de mots la cause et les diverses péripéties de son entretien avec le pieux jeune homme.

— Il vous aura devinée, mon enfant, — dit le bossu, après quelques instans de réflexion, — et, se voyant pris, il aura tenté, avec une adresse infernale, la contre partie de l’épreuve que vous vouliez faire sur lui… je vous dis que ces gens-là m’épouvantent.

— Ah ! mon Dieu ! — dit l’orpheline terrifiée, — est-il possible, monsieur ? Oh ! non… non… une telle noirceur ! et puis, si vous l’aviez vu… les larmes lui sont venues aux yeux lorsqu’il a parlé des cruels regrets que lui causaient la mort de sa mère.

— La mort de sa mère !… — reprit le marquis… — mais vous ne savez donc pas…

Puis, s’interrompant soudain, il ajouta :

— Le voici… Ah ! c’est le ciel qui me l’envoie — Écoutez et jugez !… pauvre chère enfant !… Ah ! votre cœur ne peut pas soupçonner les abominables artifices que la cupidité fait éclore en de pareilles âmes.

Élevant alors la voix de manière à être entendu de toutes les personnes dont il était avoisiné, le bossu, interpellant M. de Macreuse, qui à ce moment traversait le salon afin d’observer mademoiselle de Beaumesnil, s’écria :

— Monsieur de Macreuse, un mot, s’il vous plaît !

Le protégé de l’abbé Ledoux hésita un moment à se rendre à cet appel, car il exécrait et redoutait instinctivement le marquis ; mais, se voyant l’objet de tous les regards, et encouragé par le succès de sa ruse auprès d’Ernestine, il redressa la tête avec assurance, et s’approchant de M. de Maillefort, il lui répondit froidement :

— Vous m’avez fait l’honneur de m’adresser la parole, monsieur le marquis.

— Je vous ai fait cet honneur-là, monsieur, — répondit le bossu de son air sardonique, en restant assis et en balançant négligemment sa jambe droite, qu’il tenait croisée sur son genou gauche, — et pourtant, monsieur, — ajouta-t-il, — vous n’êtes pas du tout poli envers moi… que dis-je ? envers moi, envers nous tous qui sommes ici, et qui avons l’honneur d’être de votre société.

À ces premières paroles, plusieurs personnes se groupèrent très curieusement autour des deux interlocuteurs, car l’esprit agressif et satirique du marquis était très connu.

— Je ne vous comprends pas, monsieur le marquis, — reprit M. de Macreuse, évidemment très contrarié et pressentant quelque pénible explication, — je n’ai manqué d’égards ni à vous ni à personne, et…

— Monsieur, — dit le marquis de sa voix claire et mordante, — il paraît que vous avez eu l’inconvénient de perdre madame votre mère ?

— Monsieur, — reprit M. de Macreuse, stupéfait à ces paroles.

— Serait-il indiscret, — reprit le marquis, — de vous demander quand vous l’avez perdue, feue madame votre mère… si toutefois vous le savez ?…

— Monsieur !… — répondit le jeune homme de bien en devenant pourpre et en balbutiant, — une pareille question…

— Une pareille question est toute naturelle, mon cher monsieur, — reprit le marquis, — elle amène le reproche de manque d’égards dont je me plains au nom de toutes les personnes qui vous connaissent !

— Un manque d’égards ?…

— Certainement ! pourquoi n’avez-vous pas fait part poliment, aux personnes de votre société, de la perte douloureuse que vous aviez eu le malheur de… etc., etc.

— Monsieur le marquis, — répondit de Macreuse en reprenant son sang-froid, — j’ignore ce que vous voulez dire.

— Allons donc ! moi qui suis très dévot, comme chacun sait, je vous ai entendu l’autre jour, à Saint-Thomas-d’Aquin, prier un prêtre de dire des messes pour le repos de l’âme de feue madame votre mère.

— Mais, monsieur…

— Mais, monsieur… ce que je dis est si vrai que vous vous êtes trouvé mal, de regrets et de douleur apparemment, en priant pour cette mère chérie à la chapelle de la Vierge, si bien que vos bons amis les bedeaux vous ont