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souffrant ce soir, j’ai voulu venir à cette fête… pour accomplir auprès de vous un devoir d’honnête homme.

À ces mots, un pressentiment d’une douceur ineffable épanouit le cœur de mademoiselle de Beaumesnil. Gerald ne voulait pas tromper Herminie ; sans doute il allait lui apprendre, à elle, Ernestine, pourquoi il paraissait conserver des prétentions sur sa main.

— Mademoiselle, — reprit Gerald, — savez-vous comment l’on marie une héritière !

Et comme mademoiselle de Beaumesnil le regardait avec surprise, Gerald continua :

— Je vais vous l’apprendre, mademoiselle, et puisse cet enseignement vous sauvegarder de bien des piéges… Une mère… ma mère, par exemple… la meilleure, la plus digne des femmes… cependant… apprend que la plus riche héritière de France est à marier… Ma mère, éblouie des avantages qu’une telle union peut m’apporter… ne s’inquiète en rien ni du caractère, ni de la personne de cette héritière… Elle ne l’a jamais vue, car la riche orpheline est encore en pays étranger… Il n’importe, il s’agit de m’assurer, s’il se peut… une fortune énorme… et, pour cela, tous les moyens sont bons… Ma mère, cédant à une aberration de l’amour maternel, court chez la tutrice de l’orpheline : là, il est entendu qu’à son arrivée l’héritière, pauvre enfant de seize ans, faible, sans défense, ignorant les intrigues du monde, sera entourée, dominée, influencée, de telle sorte que son choix tombe presque infailliblement sur moi. Cette espèce d’odieux marché est conclu, tout est convenu… tout, mademoiselle… jusqu’à la manière dont je lui serai présenté… par hasard !… tout… jusqu’au costume plus ou moins avantageux que je dois porter ce jour-là… C’est puéril, mais c’est triste ! Tout est conclu enfin… et je ne suis instruit de rien… Et l’héritière, encore à cent lieues de Paris, ne me connaît pas plus que je ne la connais !… Enfin elle arrive… Alors ma mère me fait part de ses projets, ne doutant pas que je n’accepte avec joie de courir la chance inespérée qui s’offrait à moi ! Pourtant… je refuse… d’abord, disant, ce qui était vrai, que je n’avais aucun goût pour le mariage, que je ferais sans doute un très mauvais mari — Qu’importe, — dit ma mère, — épousez toujours : elle est si riche !

Et à un mouvement d’Ernestine, Gerald ajouta :

— Et ma mère, cependant, est aussi honorée… aussi honorable que personne. Mais si vous saviez la fatale influence de l’argent…

— Ma chère, — dit tout bas la duchesse de Senneterre à madame de La Rochaiguë, pendant que Gerald parlait ainsi à Ernestine… qui l’écoutait avec un bonheur croissant, — ma chère… entendez-vous quelque chose ?…

— Non, — reprit tout aussi bas madame de La Rochaiguë, — mais il me semble que la petite écoute Gerald avec le plus grand intérêt : je viens de la regarder sans qu’elle me voie… Sa figure m’a semblé à la fois émue et radieuse.

— J’étais sûre de Gerald : lorsqu’il le veut, il est irrésistible. — dit la duchesse ravie, — la petite est à nous !… et j’étais assez sotte pour me courroucer de ce que ce misérable Macreuse avait eu l’audace de l’inviter à danser.

— Je vous l’ai dit, mademoiselle, d’abord je refusai de songer à ce mariage, — reprit Gerald… — et j’avais agi en honnête homme… Malheureusement les instances de ma mère, la crainte de la chagriner, l’impatience d’une rivalité odieuse, et que dis-je ? peut-être même à mon insu l’appât de cette fortune immense… me firent dévier de la droiture de mon premier refus… alors, je me résolus de tâcher d’épouser cette héritière… au risque de la rendre la plus malheureuse des créatures… car un mariage basé sur la cupidité est toujours funeste.

— Eh bien ! monsieur, cette résolution, l’avez-vous poursuivie ?

— L’entretien de deux amis, gens de cœur, m’a ouvert les yeux ; j’ai vu que j’étais dans une voie mauvaise, indigne de moi et de ceux qui m’aimaient ; seulement il a été convenu que, pour donner quelque satisfaction aux désirs de ma mère, je me rencontrerais avec cette riche héritière, et que si, en la voyant, en la connaissant, je l’aimais enfin comme j’eusse aimé une jeune fille sans fortune et sans nom, je pourrais à mon tour tenter de me faire distinguer par elle.

— Eh bien ! monsieur… cette héritière, l’avez-vous vue ?

— Oui, mademoiselle… mais alors il était trop tard.

— Trop tard ?…

— Une affection aussi soudaine qu’honorable et sincère pour une personne qui la méritait, qui la mérite à tous égards… ne me permettait plus d’apprécier, ainsi qu’elle le méritait… j’en suis certain… la personne que ma mère désirait tant me faire épouser…

À cet aveu, rempli de loyauté et de délicatesse, car il ménageait l’amour-propre de mademoiselle de Beaumesnil, celle-ci ne put contenir un mouvement de joie profonde. Gerald aimait Herminie comme elle était digne d’être aimée, et il donnait une nouvelle preuve de l’élévation de son caractère par la générosité même de sa conduite envers Ernestine.

Le joyeux tressaillement de l’orpheline n’avait pas échappé à l’observation attentive et intéressée de madame de La Rochaiguë ; elle dit tout bas à la duchesse de Senneterre :

— Cela va de mieux en mieux… regardez donc mademoiselle de Beaumesnil, comme son teint est animé ! ses yeux brillants !… sa figure enchantée !…

— En vérité, — dit la duchesse en s’avançant un peu pour regarder Ernestine, — cette pauvre petite devient presque jolie en écoutant Gerald.

— C’est le plus beau triomphe de l’amour que de transfigurer l’objet que l’on séduit, ma chère duchesse, — répondit madame de La Rochaiguë en souriant ; — je suis sûre que votre fils sera sensible à ce triomphe…

— Monsieur de Senneterre, — dit Ernestine à Gerald, — je vous remercie… de votre franchise… et de vos conseils… déjà plus justifiés peut-être que vous ne le pensez… mais quoique je sois trop heureuse de votre présence ici pour m’en étonner… cependant pourrai-je savoir ?…

— Pourquoi, malgré ma résolution, je suis ici ce soir, mademoiselle ?… Eh ! mon Dieu ! parce que je voulais profiter de cette occasion… la seule peut-être qui pouvait me rapprocher de vous, et me permettre de vous entretenir avec quelque secret… Aussi, en laissant jusqu’à ce jour ma mère dans l’erreur, j’aurai pu peut-être vous mettre en garde contre bien des projets semblables à celui… dont j’ai failli un moment me rendre complice… et peu de gens seront, je le crains, aussi scrupuleux que moi. Votre tuteur et sa famille se prêteront à toutes les intrigues qui serviront leurs intérêts… Quant à votre bonheur, à la sûreté de votre avenir, ils s’en soucient peu !… Cela est pénible, mademoiselle, bien pénible, et il m’eût été doublement cruel de jeter dans votre cœur la défiance et l’alarme, si, en même temps, je n’avais pu vous signaler un cœur noble, élevé… un homme autant redouté des méchans et des lâches qu’il est aimé des gens de bien !… En cet homme, mademoiselle, ayez confiance !… toute confiance !… On l’a, je crois, calomnié à vos yeux…

— Vous voulez parler de M. de Maillefort ?…

— Oui, mademoiselle… Croyez-moi, vous ne trouverez jamais d’ami plus sûr, plus dévoué !… Dans le doute, adressez-vous à lui… Il n’est pas d’esprit plus juste, plus pénétrant que le sien… Guidée par lui… vous serez sauvegardée de tous les piéges que l’on pourra vous tendre, et qui, peut-être, vous entourent déjà.

— Monsieur de Senneterre, je n’oublierai pas vos avis… Un sentiment de vive sympathie pour M. de Maillefort avait succédé chez moi à un éloignement dont je suis aux regrets, et que d’indignes calomnies avaient seule causé.

— Voici notre contredanse à son terme, mademoiselle, — dit Gerald en tâchant de sourire, — j’ai profité de l’heureuse circonstance qui m’était offerte. Demain, quoiqu’il m’en coûte de chagriner ma mère… elle saura ma résolution.

Ernestine eut le cœur navré en songeant que le lende-