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carpe, furent interrompues par mesdames de La Rochaiguë et de Senneterre ; celles-ci, ayant vu mademoiselle de Beaumesnil entrer dans la galerie avec M. de Macreuse, s’étaient hâtées de venir les rejoindre, croyant que la jeune fille allait prendre une place au buffet ; mais les deux femmes la trouvant seule :

— Eh bien ! ma chère belle, — lui demanda madame de La Rochaiguë, — que faites-vous là ?

— Je venais respirer un peu ici, madame, il fait si chaud dans le salon !

— Mais, ma chère belle, cette galerie est trop fraîche — vous risquez de vous enrhumer. Il vaut mieux revenir dans le salon.

— Comme il vous plaira, madame, — reprit mademoiselle de Beaumesnil, en accompagnant dans la salle de bal mesdames de Senneterre et de La Rochaiguë.

À l’instant où Ernestine entrait dans le salon, elle remarqua M. de Macreuse qui attachait sur elle un regard désolé ; mais il se retourna brusquement, comme s’il eût craint que la jeune fille n’eût remarqué la douloureuse émotion qu’il semblait ressentir et vouloir cacher.


XLVII.


Mademoiselle de Beaumesnil, en rentrant dans la salle de bal, aperçut, non loin de la place qu’elle venait de quitter, Gerald de Senneterre debout, appuyé contre l’embrasure d’une porte ; il était fort pâle et paraissait profondément triste.

À la vue du duc de Senneterre, Ernestine se rappela le désespoir de son amie, et se demanda comment, malgré son amour pour Herminie et l’offre qu’il lui avait faite de l’épouser, Gerald venait à ce bal, où une rencontre avec elle, Ernestine, lui avait été ménagée par madame de La Rochaiguë.

En reconduisant à sa place la plus riche héritière de France, madame de Senneterre lui dit avec la plus charmante affabilité :

— Mademoiselle… je suis chargée de vous demander une grâce de la part de mon fils…

— Et laquelle, madame ?

— Il vous prie de lui accorder la première contredanse… quoiqu’il ne danse pas ce soir… car il était — et il est encore horriblement souffrant… aussi lui a-t-il fallu un ; courage surhumain pour venir à ce bal… mais il espérait avoir l’honneur de vous y rencontrer… mademoiselle, et un pareil espoir accomplit des prodiges.

— Mais, madame, si M. de Senneterre ne danse pas… à quoi lui sert de m’engager !

— C’est un secret qu’il va vous dire… lorsque la foule des ambitieux danseurs qui vont vous assaillir d’invitations sera écoulée… Veuillez seulement vous rappeler… que la première contredanse appartient à mon fils… si toutefois vous voulez bien lui accorder cette faveur.

— Avec le plus grand plaisir, madame.

— Gardez-moi une place auprès de vous, ma chère, — dit la duchesse à madame de La Rochaiguë en la quittant, — je vais prévenir Gerald.

En attendant M. de Senneterre, mademoiselle de Beaumesnil songeait, avec la candide satisfaction d’un cœur honnête, que M. de Macreuse avait trompé ses craintes ; plus elle y réfléchissait, plus la conduite du pieux jeune homme lui plaisait par sa rudesse même ; elle mettait cette austère franchise presque au niveau du sentiment qu’elle croyait avoir deviné chez Olivier, lorsque celui-ci, apprenant inopinément qu’il était nommé officier, avait jeté sur la jeune fille un regard… dont elle avait compris la généreuse signification.

— Ce sont deux nobles et belles âmes, — se disait-elle.

Mais bientôt mademoiselle de Beaumesnil fut distraite de ces douces et consolantes pensées ; à peine assise, elle fut assaillie d’invitations, ainsi que le lui avait dit madame de Senneterre ; décidée à observer et à écouter beaucoup, l’héritière les accepta toutes, et entre autres celle de M. de Mornand, qui venait ensuite de cette promesse à Gerald.

Très impatiente de connaître les intentions de ce dernier, et de savoir pourquoi, ne dansant pas, il l’avait engagée, Ernestine attendait avec autant d’intérêt que de curiosité l’instant où Gerald allait se rapprocher d’elle. Enfin elle le vit quitter sa place, après avoir dit quelques mots à l’oreille de M. de Maillefort, qu’Ernestine retrouvait pour la première fois depuis leur mystérieuse rencontre chez Herminie.

À l’aspect du bossu, l’orpheline ne put s’empêcher de rougir ; mais s’étant hasardée à jeter les yeux sur lui, elle fut touchée de l’expression de tendre sollicitude avec laquelle il la contemplait, et à un sourire d’intelligence qu’il lui adressa, elle se sentit complètement rassurée sur la discrétion du marquis.

Le moment de prendre ses places pour la contredanse étant arrivé, Gerald s’approcha de mademoiselle de Beaumesnil et lui dit :

— Je viens, mademoiselle, vous remercier de la promesse que vous avez bien voulu faire à ma mère…

— Et je suis disposée à la remplir, monsieur, lorsque je saurai…

— Comment, ne dansant pas, je vous ai engagée pour cette contredanse ?

— Oui, monsieur.

— Mon Dieu ! mademoiselle, — dit Gerald en souriant malgré sa tristesse, — il s’agit d’une innovation… qui, j’en suis certain, aurait beaucoup de succès si elle était adoptée…

— Et cette innovation, monsieur ?

— Pour beaucoup de personnes, et je vous avoue que je suis du nombre… une contredanse n’est qu’un prétexte de conversation à deux, qui dure un quart d’heure… Eh bien ! pourquoi tout simplement ne pas dire : madame ou mademoiselle… voulez-vous me faire l’honneur de causer avec moi pendant le prochain quart d’heure ?

— En effet, monsieur, cela vaudrait quelquefois beaucoup mieux… pour ceux ou pour celles qui savent causer, — reprit Ernestine en souriant.

— Aussi ne vous parlais-je que de ceux-là, mademoiselle, et comme pour causer l’on est infiniment plus à son aise sur un sopha que debout… l’on s’asseoirait pour cette contredanse… causée.

— Vraiment, monsieur, je trouve l’idée très heureuse…

— Et vous acceptez ?

— Sans doute… — répondit Ernestine en se rapprochant un peu de madame de La Rochaiguë et faisant à Gerald une place à côté d’elle.

Les danseurs et les danseuses ayant alors pris leurs places, une grande partie des siéges resta vide.

Gerald, n’ayant de son côté aucun voisin, put ainsi parler à Ernestine sans crainte d’être entendu, tandis que madame de La Rochaiguë, afin de laisser plus de liberté à son protégé, s’éloigna quelque peu de mademoiselle de Beaumesnil et se rapprocha ainsi de madame de Senneterre.

Toutes deux alors, paraissant complètement étrangères et indifférentes à la conversation de Gerald et d’Ernestine leur donnèrent ainsi la plus grande facilité pour leur tête-à-tête.

Jusqu’alors, M. de Senneterre, quoiqu’il eût paru prendre beaucoup sur lui, avait parlé avec une sorte d’assurance enjouée ; mais lorsqu’il fut pour ainsi dire seul avec mademoiselle de Beaumesnil, ses traits, son accent exprimèrent le plus sérieux et le plus touchant intérêt.

— Mademoiselle, — dit Gerald à l’orpheline d’un ton pénétré dont elle fut tout d’abord frappée, — quoique bien