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— Chez madame la comtesse de Beaumesnil, et dans sa propre voiture, encore… — dit la ménagère d’un ton important, — il s’agit de renseignemens que je puis seule lui donner, à ce qu’il paraît… Que je devienne bonapartiste, si je sais ce que ça peut être ! mais c’est égal…

Puis, s’interrompant, l’ancienne sage-femme poussa une exclamation, comme si une idée subite lui eût traversé l’esprit, et elle dit à son maître :

— Monsieur…

— Eh bien !…

— Voulez-vous venir un instant avec moi dans le jardin ? j’ai à vous parler en secret, dans le plus profond secret.

— Oh ! oh ! — répondit le vétéran en sortant de la tonnelle sur les pas de sa ménagère, — c’est grave, allons, je vous suis, maman Barbançon.

La ménagère ayant emmené son maître à quelques pas de la tonnelle, lui dit à voix basse et d’un air de mystère :

— Monsieur, vous connaissez bien madame Herbaut, qui demeure au second, qui est commerçante retirée, qui a deux filles, et chez qui j’ai présenté monsieur Olivier, il y a quinze jours ?

— Je ne la connais pas ; mais vous m’avez souvent parlé d’elle… Après ?

— Je me souviens maintenant que son amie intime, madame Laîné, est en Italie, gouvernante de la fille d’une comtesse qui a un nom dans le genre de Beaumesnil ; c’est peut-être la même comtesse.

— C’est possible… maman Barbançon… Ensuite ?

— On veut peut-être avoir des renseignemens de moi sur madame Laîné, que j’ai vue chez madame Herbaut.

— Cela se peut, maman Barbançon… et tout à l’heure vous allez savoir à quoi vous en tenir, puisque vous vous rendez chez madame de Beaumesnil.

— Ah ! mon Dieu ! monsieur, une autre idée !

— Voyons l’autre idée ! — dit le vétéran avec une patience angélique.

— Je vous ai parlé de cette jeune femme masquée qui…

— Vous allez recommencer cette histoire-là ! — s’écria le vétéran en commençant d’opérer vivement sa retraite.

— Non, monsieur ; mais si tout ça se rapportait à la jeune femme ?

— Le meilleur moyen de le savoir, maman Barbançon, c’est de partir au plus tôt : nous y gagnerons tous les deux.

— Vous avez raison, monsieur, je pars…

Et suivant son maître qui retournait sous la tonnelle rejoindre ses convives, la ménagère dit au valet de pied, qui s’était tenu à quelques pas de distance de la grille :

— Jeune homme, je mets mon bonnet à nœuds coquelicot et mon beau châle orange, et vous pourrez disposer de moi…

Quelques instans après, madame Barbançon, passant triomphalement en voiture devant la grille de la tonnelle, crut devoir, par déférence, se lever tout debout dans le carrosse, et faire une gracieuse révérence, adressée à son maître et à ses deux convives. Sept heures sonnèrent alors à une horloge lointaine.

— Diable ! — dit Olivier d’un air contrarié, — sept heures… il faut que je te quitte, mon cher Gerald…

— Déjà ?… et pourquoi ?…

— J’ai promis à un brave maître maçon des Batignolles d’aller ce soir, à sept heures, copier et apurer des mémoires… Tu ne sais pas ce que c’est, toi, que d’apurer des mémoires ?

— En effet, tu m’avais prévenu que tu n’étais libre que jusqu’à sept heures, — dit Gerald d’un air contrarié, — je l’avais oublié : je me trouvais si bien de notre causerie !…

— Olivier, — dit le vétéran, qui semblait pensif depuis que son neveu avait parlé des travaux dont il devait s’occuper dans la soirée, — en l’absence de madame Barbançon, va donc à la cave chercher la dernière bouteille de ce vieux vin de Chypre que j’ai autrefois rapporté du Levant…M. Gerald en acceptera un verre avant de nous séparer. Pour une demi-heure de retard, les mémoires de ton maître maçon ne prendront pas feu.

— Excellente idée, mon oncle… car je ne suis pas tout à fait à l’heure, comme lorsque je suis de semaine au quartier… Je cours à la cave… Gerald goûtera de votre nectar, mon oncle.

Et Olivier disparut en courant.

— Monsieur Gerald, dit alors le commandant au jeune duc avec émotion, ce n’est pas seulement pour vous faire goûter mon vin de Chypre que j’ai renvoyé Olivier… c’est afin de pouvoir vous parler de lui… à cœur ouvert ; vous dire, à vous, son meilleur ami… tout ce qu’il y a de bon… de délicat… de généreux chez lui.

— Je sais cela, mon commandant… mais j’aime à me l’entendre répéter par vous… par vous surtout… qui appréciez si bien Olivier.

— Non, monsieur Gerald, non, vous ne savez pas tout… vous ne pouvez vous imaginer le travail pénible, aride, que le pauvre garçon s’impose, non-seulement pour ne pas m’être à charge… pendant son semestre, mais encore pour me faire de petits présens que je n’ose refuser, de peur de lui faire trop de peine… Cette belle pipe, c’est lui qui me l’a donnée… J’aime beaucoup les rosiers : dernièrement il m’a apporté deux superbes espèces nouvelles. Que vous dirais-je ? J’avais depuis longtemps bien envie d’un bon fauteuil car lorsque deux de mes blessures se rouvrent, et cela n’arrive que trop souvent, je suis forcé de rester plusieurs nuits assis… Mais un bon fauteuil, c’était trop cher… Voilà qu’il y a huit jours, je vois apporter ce meuble tant désiré par moi. J’aurais dû me méfier de quelque chose, car Olivier avait passé je ne sais combien de nuits à faire des écritures. Excusez ces confidences de bonnes et pauvres gens, monsieur Gerald, — dit le vieux marin d’une voix altérée, pendant qu’une larme roulait sur sa moustache blanche, — mais j’ai le cœur plein, il faut qu’il s’ouvre… et vous dire cela à vous… c’est un double bonheur.

Et comme Gerald allait parler, le commandant l’interrompit en lui disant :

— Permettez, monsieur Gerald… vous allez me trouver bien bavard ; mais Olivier va venir, et j’ai une grâce à vous demander. Par votre position, vous devez avoir de grandes et belles connaissances, monsieur Gerald ? Mon pauvre Olivier n’est appuyé par personne… et pourtant, par ses services, par son éducation, par sa conduite, il a droit à l’épaulette… Mais il n’a jamais ni voulu, ni osé faire la moindre démarche auprès de ses chefs… Je conçois cela, car si j’avais été un brosseur, comme nous disons… je serais capitaine de vaisseau ; mais que voulez-vous… il paraît que ça tient de famille… Olivier est comme moi, nous nous battons de notre mieux, nous sommes esclaves du service, et puis, quand il s’agit de demander, nous devenons tout bêtes et tout honteux… Mais chut ! voilà Olivier qui vient de la cave, — dit vivement le vieux marin en reprenant sa pipe et en la fumant précipitamment, — n’ayez l’air de rien, monsieur Gerald ; pour l’amour de Dieu n’ayez l’air de rien, Olivier se douterait de quelque chose.

— Mon commandant, il faut qu’Olivier soit sous-lieutenant avant la fin de son semestre… et il le sera, — dit Gerald, ému des confidences du vétéran. J’ai peu de crédit par moi-même, mais je vous parlais du marquis de Maillefort : il jouit partout d’une si haute considération que, vivement recommandée par lui, la nomination d’Olivier, qui n’est que droit et justice, sera emportée d’emblée ; je m’en charge, soyez tranquille.

— Ah ! monsieur Gerald, je vous avais bien jugé tout de suite… — dit vivement le commandant ; — vous êtes un frère pour mon pauvre enfant… mais le voilà, n’ayez l’air de rien.

Et le digne homme recommença de fumer sa pipe d’un air très dégagé, après avoir néanmoins du bout du doigt enlevé au coin de son œil une larme trop rebelle.

Gerald, s’adressant à son ancien camarade, afin d’éloigner de lui tout soupçon au sujet de l’entretien précédent, lui cria :