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— Et… malgré sa bosse, — demanda Olivier, — il va dans le monde.

— Parfois, il le fréquente assidûment ; puis il reste des mois entiers sans y paraître… C’est un caractère très original. Mon père m’a dit que le marquis avait été longtemps d’une mélancolie profonde ; moi, je l’ai toujours vu gai, railleur, et des plus amusans.

— Mais on doit le craindre comme le feu, — dit Olivier, — avec sa bravoure, son adresse aux armes et son esprit !

— Tu ne peux t’imaginer, en effet, combien, par sa seule présence, il gêne, il inquiète, il impose à certaines gens, que notre monde, si susceptible pour des niaiseries, reçoit pourtant en raison de leur naissance, malgré des vilenies notoires. Aussi, pour en revenir à Macreuse, dès qu’il voit entrer le marquis par une porte, il sort par une autre…

Cet entretien fut interrompu par un incident, insignifiant dans un autre quartier, mais assez peu commun aux Batignolles.

Une belle voiture, élégamment attelée de deux superbes chevaux, s’arrêta juste en face de la baie grillagée de la tonnelle, où étaient réunis les trois convives.

Cette voiture était vide.

Le valet de pied, assis à côté du cocher, et, comme lui, vêtu d’une riche livrée, descendit du siége et, tirant de sa poche une lettre dont il semblait consulter l’adresse, regarda de côté et d’autre comme s’il eût cherché un numéro, puis il disparut en faisant signe au cocher de le suivre.

— Depuis dix ans, — dit le vieux marin, — voilà la première voiture de ce calibre-là que je vois aux Batignolles… c’est fièrement flatteur pour le quartier.

— Je n’ai jamais vu de plus beaux chevaux, — dit Olivier d’un air connaisseur ; — ce sont les tiens, Gerald ?

— Ah çà ! tu me prends donc pour un millionnaire ? répondit gaîment le jeune duc ; — j’ai un cheval de selle… et je mets au cabriolet un des deux chevaux de ma mère, quand elle ne s’en sert pas. Voilà mon écurie… Ce qui ne m’empêche pas d’aimer les chevaux à la folie et d’être un enragé sportsman, comme nous disons dans notre argot… Mais à propos de cheval, te rappelles-tu ce lourdaud brutal nommé Mornand, un autre de nos condisciples ?

— Mornand ? certainement, encore une de nos communes antipathies, et qu’est-il devenu ?

— Aussi un personnage !

— Lui… allons donc ?

— Un personnage… te dis-je… pair héréditaire, il siége à la noble chambre… il y parle… on l’écoute… c’est un ministre… en herbe.

— De Mornand !

— Eh mon Dieu oui !… mon brave Olivier, il est important, il est lourd, il est pâteux, il est sot (je ne dis pas bête, mais sot), il ne croit à rien qu’à son mérite, il est possédé d’une ambition implacable, il appartient à une coterie de gens jaloux et haineux, parce qu’ils sont médiocres, ou médiocres parce qu’ils sont haineux ; ces gaillards-là font la courte-échelle avec une habileté supérieure ; Mornand a un large dos, les reins souples… il arriva… l’un portant l’autre…

À ce moment, le valet de pied, qui avait disparu avec la voiture, revint sur ses pas, avisa à travers la grille les personnages rassemblés sous la tonnelle, s’approcha, et mettant la main à son chapeau :

— Messieurs, pourriez-vous, s’il vous plaît, me dire si ce jardin dépend de la maison numéro 7 ?

— Oui, mon garçon, — répondit le commandant.

— Alors, monsieur, ce jardin est celui de l’appartement du rez-de-chaussée ? — demanda le domestique.

— Oui, mon garçon.

— Pardon, monsieur, c’est que voilà trois fois que je sonne, et l’on ne me répond pas…

— C’est moi qui habite le rez-de-chaussée, — dit le commandant fort surpris, — que voulez-vous ?

— Monsieur… c’est une lettre très pressée pour une… madame Barbançon, qui doit demeurer ici.

— Certainement… mon garçon, elle y demeure, — répondit le vétéran de plus en plus étonné.

Puis, apercevant la ménagère au fond du jardin, il lui cria :

— Eh ! maman Barbançon… pendant que vous complotez sournoisement contre mes plates-bandes, voilà trois fois que l’on sonne à la porte de la rue et vous n’entendez rien… venez donc… on apporte une lettre pour vous…


IV.


À la voix du commandant Bernard, madame Barbançon arriva en hâte, s’excusa auprès de son maître, et dit au domestique qui attendait :

— Vous avez une lettre pour moi… mon garçon ? et de quelle part ?

— De la part de madame la comtesse de Beaumesnil, madame, — répondit le domestique en remettant la lettre à madame Barbançon au travers de la grille.

— Madame la comtesse de Beaumesnil ? — dit l’ancienne sage-femme tout ébahie, — connais pas.

Et elle ouvrit vivement la lettre en répétant : — Connais pas… du tout, mais du tout, du tout.

— La comtesse de Beaumesnil ? — dit Gerald avec un accent d’intérêt.

— Tu sais qui elle est ? — lui demanda Olivier.

— Il y a deux ou trois ans, je l’ai vue dans le monde, — répondit Gerald, — elle était alors d’une beauté idéale ; mais la pauvre femme, depuis plus d’une année, n’a pas quitté son lit… On la dit dans un état désespéré… Pour comble de malheur, monsieur de Beaumesnil, qui était allé conduire en Italie leur fille unique, à qui les médecins ont ordonné l’air du midi… monsieur de Beaumesnil vient de mourir à Naples des suites d’une chute de cheval.

— Quelle fatalité ! — dit Olivier.

— De sorte que si madame de Beaumesnil meurt, comme on le craint, — poursuivit Gerald, — voilà sa fille orpheline à l’âge de quinze ou seize ans…

— C’est bien triste… — dit le commandant, — pauvre enfant. !

— Heureusement, du moins, — reprit Gerald, — mademoiselle de Beaumesnil a devant elle un avenir superbe, car elle doit être la plus riche héritière de France… On évalue la fortune des Beaumesnil à plus de trois millions de rentes… en propriétés.

— Trois millions de rentes ! — dit Olivier en riant, — c’est donc vrai ? il y a donc des gens qui ont réellement trois millions de rentes… ça existe, ça va… ça vient… ça vit… ça parle… comme nous autres… il faudra que tu me fasses envisager un de ces phénomènes-là, Gerald…

— À ton service… Mais je te préviens qu’ordinairement c’est assez laid à contempler… je ne parle pas de mademoiselle de Beaumesnil, je ne sais si elle est aussi jolie que sa mère.

— Je serais curieux de savoir ce que diable ! on peut faire de trois millions de rentes, — dit en toute sincérité le commandant, en secouant la cendre de sa pipe sur la table.

— Ah ! mon Dieu ! ah ! grand Dieu ! — s’écria madame Barbançon qui, pendant cette partie de l’entretien, avait lu la lettre que le domestique venait de lui remettre, — c’est-il possible… moi… en voiture, et en voiture bourgeoise ?

— À qui en avez-vous, maman Barbançon ? — demanda le vétéran.

— À qui j’en ai, monsieur ? j’ai qu’il faut que vous me permettiez tout de suite de sortir.

— À votre aise ; mais où allez-vous comme ça, sans indiscrétion ?