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bris de charpente brûlants encore… voilà tout ce qui restait du village !… Jeannette, devançant ses brebis, s’arrêta soudain saisie d’épouvante…

À quelques pas de là fumaient les ruines d’une chaumière, abritée par un grand noyer aux feuilles roussies, aux branches charbonnées par l’incendie ; à l’une des branches de cet arbre pendait, la tête en bas, un homme attaché par les pieds au-dessus d’un brasier à demi éteint ; sa figure, corrodée par le feu, n’avait plus forme humaine ; ses bras raidis, contournés, témoignaient des tortures de son agonie. Non loin de lui, deux cadavres presque nus, celui d’un vieillard à cheveux blancs et celui d’un adolescent, gisaient étendus dans une mare sanglante ; ils avaient dû tenter de se défendre contre les Anglais ; le fer d’une cognée de bûcheron était à demi caché sous le cadavre du vieillard ; l’adolescent tenait encore entre ses mains crispées le manche d’une fourche. Enfin, une jeune femme, le visage caché sous d’épais cheveux blonds, arrachée sans doute en chemise de son lit, râlait sur un tas de fumier, les entrailles ouvertes, tandis qu’un enfant à la mamelle, oublié dans ce carnage, se traînait, avec des vagissements plaintifs, vers le corps ensanglanté de sa mère…

Jeannette resta pétrifiée d’horreur devant cette boucherie, devant ces victimes de l’incendie, du pillage, du viol, du massacre. Cet homme pendu par les pieds, la tête plongée dans un brasier, s’était sans doute refusé à révéler la cachette de son argent ; ce vieillard et cet adolescent, l’un le père, l’autre le frère de cette jeune femme, tués en voulant la défendre du dernier outrage, avaient vu leur fille, leur sœur, violée, éventrée, jetée expirante sur un fumier, où son petit enfant se traînait en vagissant.

Telle était la guerre féroce des Anglais contre la Gaule depuis plus d’un demi-siècle, depuis la défaite d’une lâche chevalerie à la bataille de Poitiers ! Jeannette ne put supporter l’épouvantable spectacle qui s’offrait à ses regards ; et, de nouveau frappée de vertige, elle chancela, s’affaissa sur elle-même. Pierre, son frère aîné, venant à quel-