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ses deux pierres ; et, au lieu de les lui jeter, en l’assaillant ainsi de loin, elle se servit d’elles pour le frapper à tour de bras sur la tête, sur la mâchoire, si bien, si fort, qu’il abandonna l’agneau, prit la fuite, la gueule pleine de flocons de laine, et poussa des gémissements lamentables, toujours poursuivi par Jeannette, qui, ramassant de nouvelles pierres, l’en cribla, jusqu’à ce qu’il eût disparu à travers le fourré. Lorsqu’elle revint auprès de Sybille, celle-ci fut frappée de l’air intrépide de l’enfant. Sa coiffe, dénouée, laissait tomber sur ses épaules les tresses de ses cheveux noirs. Encore haletante de sa course, elle s’appuya un moment, essoufflée, aux roches moussues de la fontaine, ses bras pendants le long de sa jupe écarlate ; puis, avisant le mouton qui, saignant, palpitait sur l’herbe, la bergerette fondit en larmes ; son courroux fit place à la compassion. Elle alla puiser dans le creux de sa main de l’eau à la source, s’agenouilla devant l’agneau, lava sa plaie, disant tout bas :

— Notre gentil dauphin est innocent comme toi, pauvre agnelet ; et ces méchants chiens anglais voudraient le déchirer !…

Soudain les cloches de l’église de Domrémy commencèrent de sonner lentement dans le lointain. À ce bruit, qu’elle aimait passionnément, la bergerette, ravie, s’écria :

— Oh ! marraine, les cloches ! les cloches !…

Et Jeannette, en proie à une sorte d’extase, son agneau serré contre sa poitrine, prêtait l’oreille aux vibrations sonores que le vent matinal apportait jusqu’au vieux bois chesnu.




Plusieurs semaines se passèrent. La prédiction de Merlin, le souvenir des malheurs du roi, des désastres de la France, ravagée par les Anglais, revinrent obstinément à la pensée de Jeannette ; car souvent ses parents s’entretenaient de ces tristes événements en sa présence. Aussi, durant les heures solitaires qu’elle passait aux champs ou aux bois avec son troupeau, parfois elle se prenait à répéter à voix basse ces passages de la prophétie du barde gaulois :