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» De nouvelles couleurs prises et portées comme signe d’alliance patriotique et symbole de rénovation.

» Le transport de la royauté d’une branche à une autre, en vue de la cause des réformes et pour l’intérêt plébéien.

» Voilà les événements et les scènes qui ont donné à notre dix-neuvième siècle, et au précédent, leur caractère politique ; eh bien, il y a de tout cela dans les trois années sur lesquelles domine le nom du prévôt Marcel. Sa courte et orageuse carrière fut comme un essai prématuré des grands desseins de la Providence, et comme le miroir des sanglantes péripéties sous l’entraînement des passions humaines ; ces desseins devaient marcher à leur accomplissement (en 1789). Marcel vécut et mourut pour une idée, celle de précipiter par la force des masses roturières de l’œuvre de nivellement graduel commencé par les rois (en attaquant le pouvoir féodal)… A une fougue de tribun, il joignit l’instinct organisateur ; il laissa dans la grande cité, qu’il avait gouvernée d’une façon rudement absolue, des institutions fortes, de grands ouvrages et un nom que, deux siècles après lui, ses descendants portaient comme un titre de noblesse…

» Pendant que la bourgeoisie formée à la liberté municipale s’élevait ainsi (sous l’influence de Marcel) d’un élan soudain, mais passager, à l’esprit de liberté nationale, et anticipait en quelque sorte les temps à venir, un spectacle bizarre et terrible fut donné par la population demi-serve des villages et des hameaux ; on connaît la Jacquerie, ses effroyables excès et sa répression non moins effroyable ; dans ces jours de crise et d’agitation, le frémissement universel se fit sentir aux paysans, et rencontra en eux des passions de haine et de vengeance, amassées, refoulées pendant des siècles d’oppression et de misère ; le cri de la France plébéienne : — les nobles déshonorent et trahissent le royaume, devint sous les chaumières du Beauvoisis un signal d’émeute pour l’extermination des gentilshommes… Maîtresse de tout le plat pays entre l’Oise et la Seine, cette force brutale s’organisa sous un chef (Guillaume Caillet), qui offrit son alliance aux villes que l’esprit de réforme agitait ; Paris, Beauvais, Senlis, Amiens et Meaux l’acceptèrent, soit comme secours, soit comme diversion ; malgré les actes de barbarie des paysans révoltés, presque partout la population urbaine et principalement la classe pauvre sympathisait avec eux : on vit de riches bourgeois, des hommes politiques se mêler aux Jacques, les dirigeant et modérant leur soif de massacre, jusqu’au jour où ils disparurent tués par milliers dans leurs rencontres avec la noblesse en armes, décimés par les supplices ou dispersés par la terreur.

» La destruction des Jacques fut suivie presque aussitôt par la chute dans Paris même de la révolution bourgeoise. Ces deux mouvements si divers des deux grandes classes de la roture finirent ensemble, l’un pour renaître et tout entraîner quand le temps serait venu, l’autre pour ne laisser qu’un nom et de tristes souvenirs. L’essai de monarchie démocratique fondé par Étienne Marcel et ses amis sur la confédération des villes du nord et du centre de la France, échoua, parce que Paris, mal secondé, resta seul pour soutenir une double lutte contre toutes les forces de la royauté jointes à celles de la noblesse, et contre le découragement militaire ; le chef de cette courageuse entreprise fut tué au moment de la pousser à l’extrême, et d’élever un roi de la bourgeoisie en face du roi légitime… Avec lui périrent ceux qui avaient représenté la ville dans le conseil municipal… Le tiers état, descendu de la position dominante qu’il avait conquise prématurément, le tiers état reprit son rôle séculaire de labeur patient, d’ambition modeste, de progrès lents et continus ; tout ne fut pas perdu dans cette première et malheureuse épreuve ; le prince qui lutta deux ans contre la bourgeoisie parisienne, prit quelque chose de ses tendances politiques, et s’instruisit à l’école de ceux qu’il avait vaincus. Il mit à néant ce que l’assemblée nationale avait arrêté et l’avait contraint de faire pour la réforme des abus ; mais cette réaction n’eut que peu de jours de violence, et Charles V, devenu roi, s’imposa une partie de la tâche que, régent du royaume, il avait exécutée malgré lui. » (Recueil des monuments inédits de l’Histoire du tiers état, par Augustin Thierry, membre de l’Institut, 1850.— Introduction, pages XL à L.)

Non, ainsi que le dit l’illustre historien, non, tout ne fut pas perdu dans cette première et malheureuse épreuve : le progrès fit un pas de plus, et, ainsi que nous l’avons dit et constaté tant de fois dans le cours de ces récits, chers lecteurs, chacun de ces pas hardis, laborieux, ensanglantés, que firent nos pères dans la voie de leur affranchissement, devait aboutir à notre glorieuse révolution