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— Alors, cuve ton vin en paix, bon sire de Beaugency, et ne prends point souci de ce que fait dame Capeluche !

— Mes seigneurs, — reprit le seigneur de Sabran, — pour en revenir à ces mangeries de chair humaine, elles n’ont rien de surprenant ; mon grand-père m’a dit que pendant la fameuse disette de l’année 1033, le populaire vivait sur lui-même et s’entre-dévorait.

— Je me rappellerai toujours qu’un soir, — dit Gauthier-sans-Avoir, — moi et mon compère Coucou-Pietre…

— Et à propos, où est-il donc ce Pierre-l’Ermite ? — reprit Gerhard, duc de Roussillon, en interrompant l’aventurier gascon ; — depuis un mois il nous a quittés.

— Il est allé rejoindre le corps d’armée de Godefroid, duc de Bouillon, que nous devons rallier devant Jérusalem, — reprit Gauthier ; — mais permettez, nobles seigneurs, que j’achève mon histoire. Donc, un soir, au camp devant Édesse, Coucou-Pietre et moi, attirés par une délicieuse odeur de cuisine qui s’épandait du quartier du roi des truands, nous entrâmes dans cette truanderie, et son digne monarque nous fit souper d’une certaine grillade de jeune Sarrasin mais si tendre, mais si gras, mais si congrûment assaisonné de sel, de safran, de laurier et de thym, que, je le jure par ma bonne épée, la Commère-de-la-foi ! Coucou-Pietre et moi, après le régal, nous nous sommes léché les babines !

— Saint homme ! — dit le duc d’Aquitaine au légat du pape, — Coucou-Pietre, un moine, a mangé son prochain en grillades congrûment assaisonnées : est-ce un péché ?

— Un péché ! — s’écria le prélat ; — loin de là, c’est une action méritoire, car je pense comme Baudry, archevêque de Dôle : — En mangeant les infidèles, on continue de leur faire la guerre avec les dents[1].

— Saint légat, — reprit en riant Wilhem IX, — le Christ, dont pardieu nous délivrerons le tombeau, aussi vrai que j’embrasse ma

  1. Textuel. Prise de Jérusalem, par Baudry, archevêque de Dôle, page 25.