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reine des ribaudes ; — tu m’as donné de quoi apaiser ma faim et ma soif.

— Rien de plus facile : mon chanoine était de ces saints hommes de Dieu, gens de sapience et de prévoyance, qui, en voyage, ont toujours outre de vin et jambon à l’arçon de leur selle, et jolie fille en croupe…

— Perrette, mes pieds saignants ne pouvaient plus me porter…

— Aussi t’ai-je donné ma place derrière mon chanoine ; ne m’en sais pas trop de gré, Yolande, j’étais lasse de chevaucher, les jambes me démangeaient d’autant plus fort que, depuis le matin, je lorgnais dans notre escorte un grand coquin d’arbalétrier ; il me rappelait mon pauvre Nargue-Gibet ! L’arbalétrier a été tué au siége de Tripoli ; c’était un fier amoureux ! Mais j’y songe, que diable as-tu fait de mon chanoine ?

— Il est mort enseveli dans le sable lors de la grande trombe qui a passé, il y a quinze jours, sur le désert au moment où nous y entrions ; les trois quarts de notre monde ont péri dans ce désastre. — Et Yolande ajouta en soupirant : — Ah ! je regrette de n’être pas aussi restée sous les sables !

— Quoi ? Par amour pour notre défunt chanoine ?

— Non, Perrette, par dégoût de la vie.

— Foin de pareilles idées ! Yolande ! une folle nuit d’orgie nous attend ! nous allons troquer nos guenilles pour de belles robes ! les parfums vont fumer ! le vin de Chypre couler ! l’or pétiller sous nos doigts ! Au diable la tristesse ! et gai, ma damoiselle !

— Tu as raison, Perrette, sottes sont les repenties ; pudeur, remords, foulons tout aux pieds, ma bonne fille ! Sommes-nous les seules, après tout ? Ah ! combien de chastes femmes, de timides jeunes filles ayant suivi leur père ou leur époux à la croisade, et plus tard séparées d’eux par les hasards de ce périlleux voyage, en sont venues, misère ou débauche, à appeler les passants par la fenêtre des tavernes !