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Jérusalem. Ceux-là croient trouver dans la ville sainte un butin d’autant plus considérable qu’il se trouvera moins de pillards pour le partager ; ceux-ci, dans leur fanatisme hébété, espèrent gagner le Paradis en délivrant le tombeau du Christ. Moi seul, peut-être, je veux arriver à Jérusalem pour voir ces lieux où, il y a mille ans et plus, notre aïeule Geneviève assistait au supplice du jeune homme de Nazareth… Et voilà, Neroweg, comment s’est accompli le pèlerinage de ces milliers de vilains et serfs dont les os forment une longue traînée depuis les frontières de la Gaule jusqu’ici. La fatalité les poussait, ces malheureux ! il leur fallait aller en avant ou mourir en route. Ainsi, moi, fuyant ta seigneurie pour échapper à tes bourreaux, m’arrêter en Gaule, c’était m’exposer à un nouveau servage ! au delà des frontières, me séparer des croisés pour m’aventurer avec ma femme et mon enfant au milieu des populations soulevées par les férocités des soldats de la croix, c’eût été folie… il fallait marcher, toujours marcher… Et puis, si misérable qu’elle fût, notre vie errante n’était pas pire que notre vie de servage, et du moins nous étions libres… Voici comment, Neroweg, nous nous retrouvons ici, dans ce désert où tu m’appartiens, de même que dans ta seigneurie je t’appartenais, à merci et à miséricorde ! à vie et à mort !

Le seigneur de Plouernel avait écouté Fergan avec un silence farouche ; il murmura d’une voix sourde avec un accent de rage concentrée : — Oh ! périr de la main d’un vil serf !

— Oui, tu vas mourir ; mais je veux rendre ton agonie cruelle ; écoute ces derniers mots : L’ennui, la cupidité, l’ambition de fonder des seigneuries en Orient, l’espoir de racheter vos forfaits et d’échapper aux griffes du diable vous ont poussés à la croisade, vous autres seigneurs ! Oh ! combien vous avez été stupides, misérables dupes des prêtres catholiques ! combien il en est parmi vous, fiers seigneurs, qui, après avoir vendu ou engagé leurs terres à l’Église, sont à cette heure, ainsi que toi, ruinés par le jeu ou la débauche, et réduits à mendier ! Combien ont été massacrés ou abandonnés par leurs serfs