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— Je n’ai pu rencontrer à Amboise, d’où je viens, ce marchand lombard, et il n’est pas de retour ici ; l’on m’a dit tout à l’heure dans cette auberge, où il loge d’habitude, que sans doute il est allé d’Amboise à Tours pour y vendre ses soieries : j’attendrai son arrivée ; parti du Languedoc il y a deux mois, sans doute il m’apporte un message de mon frère Karvel. Karvel ! digne frère l noble cœur ! quelle douce et riante sagesse que la sienne ! Ah ! mieux que personne, il mérite ce nom de Parfait que donnent à leurs pasteurs ces Albigeois hérétiques, comme disent les prêtres. Oh ! je le sais, ce n’est point par un vain orgueil que mon frère l’a accepté ce nom de Parfait ! c’est pour s’engager solennellement à le justifier par sa vie ; et dans cette vie, si admirablement remplie, quel concours lui apporte sa femme ! bonne et douce Morise ! non, jamais la vertu n’apparut sous des traits plus enchanteurs ! Oui, Morise est parfaite comme mon frère est Parfait… (Souriant.) Et pourtant Karvel et moi nous sommes du même sang ? eh bien ! après tout ? ne puis-je me dire, avec cette modestie particulière aux trouvères… que je suis parfait dans mon espèce ? Et puis, enfin, quoique amoureux fou de Florette, ne l’ai-je pas respectée ?… (Long silence.) Ah ! quand je compare cet amour ingénu à ces amours effrontées qui font aujourd’hui de la vieille Gaule un vaste lupanar… quand je compare à la vie stoïque de mon frère la folle vie d’aventures où l’ardeur de la jeunesse, le goût irrésistible du plaisir m’ont jeté depuis cinq ans, je me sens presque décidé à suivre cette bonne inspiration éveillée en moi par l’amour de Florette… (Il réfléchit.) Certes, en ces temps de corruption effrénée, pour peu qu’il ait quelque renom, autant d’audace que de libertinage, et qu’il soit un peu mieux tourné que mon ami Peau-d’Oie, que voilà ronflant comme un chanoine à matines, un trouvère courant les monastères de femmes ou les châteaux dont les seigneurs sont à la croisade, n’a que le choix des aventures. Choyé, caressé, largement payé de ses chants par l’or et les baisers des châtelaines ou des abbesses, un trouvère n’a pardieu rien à envier aux