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jeune cheval et le faisait manéger au milieu du préau où entra Anselme. Afin d’être plus à l’aise, le prélat, quittant sa longue robe du matin, garnie de fourrures, n’avait conservé que ses chausses, terminées en forme de bas, et une courte jaquette de moelleuse étoffe. Nu-tête, ses cheveux gris au vent, habile et hardi cavalier, montant à poil le jeune étalon, sorti pour la première fois de sa prairie, Gaudry, serrant entre ses cuisses nerveuses le fougueux animal, résistait à ses bonds, à ses ruades, et le forçait de parcourir en cercle la terre gazonnée du préau. L’écuyer de l’évêque applaudissait du geste et de la voix à l’adresse de son maître, tandis qu’un serf d’une carrure robuste et d’une figure patibulaire suivait cette équitation d’un regard sournois ; ce serf, qui appartenait à l’abbaye de Saint-Vincent, fief de l’évêché, s’appelait Thiégaud ; jadis préposé au péage d’un pont voisin de la ville, et dépendant de la châtellenie d’Enguerrand de Coucy, l’un des plus féroces tyrans féodaux de la Picardie, Thiégaud, redoutable par son audace et sa cruauté, s’était rendu coupable d’une foule d’extorsions et de meurtres. Gaudry, frappé du caractère déterminé de ce scélérat, l’ayant demandé au seigneur de Coucy en échange d’un autre serf, le chargea de percevoir les taxes arbitraires qu’il imposait à ses vassaux, charge que Thiégaud remplit avec une impitoyable dureté ; aussi l’évêque, le traitant avec une familiarité partiale, l’appelait-il habituellement : — compère Ysengrin — (compère le loup), et au besoin le faisait l’entremetteur de ses débauches, non sans éveiller la vindicative jalousie de Jean-le-Noir, secrètement courroucé de voir un autre que lui dans la confidence des exécrables secrets de son maître. Gaudry, en cavalcadant à l’entour du préau, aperçut l’archidiacre, fit faire une volte-face subite à l’étalon ; et, après quelques nouveaux soubresauts de l’impétueux animal, arriva près d’Anselme ; puis, sautant lestement à terre, il dit à son écuyer, en lui jetant les rênes de la bride : — Je garde le cheval ! conduis-le dans mes écuries ; il sera sans pareil pour la chasse du cerf ou du sanglier !