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moyennant une somme d’argent considérable, à eux soldée par les roturiers de la cité, comme prix de leur affranchissement ; de plus, afin d’augmenter leurs garanties, les nouveaux affranchis avaient, moyennant une autre grosse somme d’argent, obtenu du roi Louis-le-Gros la confirmation de leur charte.

Voici donc une commune de bourgeois, de marchands et d’artisans, délivrée de l’oppression, des exactions de l’évêque et des nobles de la ville, ayant accompli sa révolution pacifiquement, légalement, sans violence, sans excès, et se gouvernant républicainement dans le sens le plus absolu du mot, ainsi que vous le verrez, chers lecteurs, puisque l’élection du corps municipal, seule autorité de la commune, était due au suffrage universel. Cette cité républicaine vit pendant trois années dans une paix profonde et une prospérité sans égale ; malheureusement son repos et son bonheur sont plus tard menacés ; mais laissons la parole à une voix patriotique, illustre, et douée d’une imposante autorité, à laquelle nous ne pourrons jamais prétendre :

« Cette histoire de la commune de Laon renferme trois périodes bien distinctes : d’abord les habitants font d’une manière pacifique leurs demandes de liberté, et les possesseurs du pouvoir, consentent à ces demandes avec une bonne grâce apparente ; ensuite ils se repentent d’avoir cédé, retirent leurs promesses, violent leurs serments, et détruisent les nouvelles institutions qu’ils avaient juré de maintenir ; alors se déchaînent les passions populaires, excitées par le ressentiment de l’injustice, l’instinct de la vengeance et la terreur de l’avenir ; cette marche qui, nous le savons par expérience, est celle des grandes révolutions, se retrouve d’une manière aussi précise dans le soulèvement d’une ville, que dans celui d’une nation entière : parce qu’il s’agit d’intérêts, de passions, qui au fond sont toujours les mêmes. Il y avait au douzième siècle pour les changements politiques, la même loi qu’au dix-huitième, loi souveraine, absolue, qui régira nos enfants comme elle nous a régis, nous et nos pères ; l’avantage que nous avons sur nos devanciers, c’est de savoir mieux où nous marchons, et quelles sont les vicissitudes tristes ou heureuses qui animent le cours graduel et irrésistible du perfectionnement social[1]. »

Ainsi, vous le voyez, chers lecteurs, la réaction n’est pas née d’hier ; son triomphe momentané, presque toujours impitoyable, s’est manifesté dans ses fureurs avant thermidor et 1815 ; vous verrez notre petite république de LAON subir la haine sanglante des réactionnaires de ce temps-là, et, après avoir héroïquement combattu au nom de la foi jurée, du bon droit et de la liberté, cette commune écrasée par les forces considérables de Louis-le-Gros (ce fondateur des franchises communales !), vous verrez la noblesse et le clergé se venger avec férocité de leur abaissement passager devant la souveraineté populaire. Les supplices, l’excommunication, le bannissement frapperont ces vaillants communiers, dont le seul crime fut de soutenir, par les armes, une charte jurée par leurs oppresseurs de tant de siècles. Empruntons encore à ce sujet quelques lignes au célèbre historien déjà cité ; lignes empreintes d’un sentiment si national, si touchant, si élevé, en citant les noms des citoyens de LAON bannis par la réaction de ce temps-là…

« … Je ne sais si vous partagerez l’impression que j’éprouve en transcrivant ici les noms obscurs de ces proscrits du douzième siècle ; je ne puis m’empêcher de les relire et de les prononcer plusieurs fois, comme s’ils devaient me révéler le secret de ce qu’ont senti et voulu ces hommes qui les portaient il y a sept cents ans. Une passion ardente pour la justice, la conviction qu’ils valaient mieux que leur fortune, avaient arraché ces hommes à leurs métiers, à leur commerce, pour les jeter, sans lumières et sans expérience, au milieu des troubles politiques. Ils y portèrent cet instinct d’énergie qui est le même dans tous les temps ; généreux dans son principe, mais irritable à l’excès, et sujet à pousser les hommes hors des voies de l’humanité… Quoi qu’il en soit, je ne peux lire avec indifférence cette histoire et ces quelques noms, seul monument d’une révolution qui est loin de nous, il est vrai, mais qui fit battre de nobles cœurs et excita ces grandes émotions que nous avons tous depuis quarante ans ressenties ou partagées[2]. »

Ne plaignez pas ces obscurs martyrs de la liberté, chers lecteurs, enviez-les, glorifiez-les, car le généreux sang versé par eux et par leurs frères morts en défendant les franchises communales ne fut pas stérile ! Non, non, la réaction, comme toutes les réactions, fit son temps, et, quelques années après ces bannissements, ces exécutions sanglantes, les habitants de Laon, s’insurgent de nouveau, et de nouveau courant aux armes, reconquirent leur indépendance et leurs droits, dont ils jouirent complétement

  1. Augustin Thierry, Lettres sur l’Histoire de France. — V. I, p. 329. Lettre XVI.
  2. Augustin Thierry, Lettres sur l’Histoire de France. — V. I, p. 341.