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L’AUTEUR


AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE


Chers lecteurs,


Nous sommes au commencement du douzième siècle ; le cœur se desserre, l’âme s’ouvre à l’espérance ! Enfin la Gaule se réveille après six cents ans de tortures, d’hébêtement et de lâche résignation, au double joug de l’Église et de la conquête franque ; les atrocités féodales, la connaissance des horribles résultats des croisades, ont poussé les peuples à bout ; les premières lueurs de l’esprit de liberté commencent à vivifier, à réchauffer les cœurs jusqu’alors glacés sous le souffle mortel de l’Église catholique ; un mouvement profond travaille l’Europe ; mille signes divers annoncent la renaissance de la dignité de l’homme. — Christ n’a rien de plus que moi… je puis aussi me diviniser par la vertu, — a magnifiquement dit le Breton Pélage ; cette fière conviction commence à germer dans les esprits, l’homme tend à se relever de l’avilissement calculé où l’ont plongé les prêtres ; plein de foi dans la raison humaine, il tend dès lors à se délivrer des vieux langes de la superstition et de l’idolâtrie catholique ; les réformateurs surgissent de toutes parts, Conrad proclame à Anvers l’inanité des sacrements religieux et dit : — Plus de prêtres, — plus de nobles, — plus de riches oisifs ! — En Bretagne, Éon de l’Étoile prêche l’Évangile primitif : — Haine aux princes des prêtres et aux puissants du jour  ! — Plus tard, Amaury de Chartres, David de Dinan réhabilitent l’homme, en proclamant la divinité de son essence et la criminelle impiété de ceux qui retiennent dans un affreux servage ou laissent croupir dans la misère et l’ignorance une créature participant de la divinité du Créateur ; Béranger de Tours a nié l’Eucharistie et a prononcé ces paroles profondes : — La religion n’est qu’un mot. L’homme vertueux est une réalité. — L’Université de Paris enseigne le droit civil, en opposition au droit théologique ; Abeilard et plus tard, son disciple Pierre Lombard, démontrent ce qu’il y avait de monstrueux dans le dogme du péché originel, qui fait de l’enfant encore endormi dans le sein maternel, un criminel, voué d’avance aux peines éternelles ; or, avec cette fable de la criminalité originelle des hommes, tombaient à la fois, et la rédemption et cette impitoyable nécessité de l’expiation, par une vie de douleurs et de larmes ; l’esclavage et la misère devenaient d’abominables iniquités sociales, contre lesquelles les peuples avaient le droit de se soulever au nom des lois sacrées de l’humanité : ainsi étaient à jamais condamnées par le cœur et par la raison de l’homme ces exécrables paroles de saint Pierre, dont l’Église a fait un article de foi : — Esclaves, soyez soumis en toute crainte à vos seigneurs ; — Enfin, Arnaud de Brescia avait prêché en Italie le retour aux gouvernements républicains de l’antiquité, honorant la sublime philosophie d’Aristote, à l’égal de la doctrine évangélique de Jésus.

À ces théories si complètement révolutionnaires, dans la plus magnifique acception du mot, succède bientôt l’action ; à dater du douzième siècle s’ouvre l’ère sainte, trois fois sainte des insurrections populaires, et jusqu’en 1789-1799, époque immortelle de l’accomplissement de notre grande et impérissable révolution, vous verrez, chers lecteurs, presque à chaque siècle, les habitants des villes ou ceux des campagnes, se soulever en armes tour à tour contre les seigneurs, contre l’Église et contre la royauté : réformes civiles, politiques ou religieuses, tout va se conquérir fatalement par la force et au prix du sang d’innombrables et obscurs martyrs de la liberté ; hélas ! ainsi l’ont voulu dans l’implacable opiniâtreté de leur orgueil, de leur cupidité, de leur haine contre le peuple, les seigneurs, les prêtres et les rois, refusant toujours les plus légitimes réformes avec un injurieux dédain. Vous verrez les gouvernants, l’heure venue, forcés d’accorder à la révolte armée, ce qu’ils ont refusé aux supplications les plus humbles.