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dans toute leur hautaine et implacable persistance. Voici ce qu’à cette époque (1816) écrivait M. le Comte de Montlosier, dans son ouvrage sur la Monarchie française ; ils s’adressait à nous, fils des conquis, et disait :

« Race d’affranchis ! race d’esclaves arrachés de nos mains ! Peuple tributaire ! peuple nouveau, licence vous fut octroyée d’être libres et non pas d’être nobles : Pour nous tout est de droit, pour vous tout est de grâce ! Nous ne sommes pas de votre communauté ; nous sommes un tout par nous-mêmes ; votre origine est claire, la nôtre l’est aussi ; dispensez-vous de sanctionner nos titres, nous saurons nous mêmes les défendre. »

(Le comte de Montlosier, de la Monarchie française, t 1., p. 186, 149.)

Un autre écrivain royaliste constatait les mêmes prétentions et disait :

« C’est notre race septentrionale (race des Franks) qui s’empara de la Gaule sans en extirper les vaincus, cette race franque, dont le nom devint synonyme de liberté, lorsque seule elle devint libre sur le sol qu’elle avait envahi ; cette race qui eut bon marché, dans la ténacité de son despotisme, de l’insouciance légère des Gaulois, sut léguer à ses successeurs (maintenant dépouillés contre tout droit) les terres de la conquête à posséder, les hommes de la conquête à régir. »

(M. le comte de Jouffroy, Obs. de la marine, 9e livraison, p. 299.— 1817.)

Est-ce assez clair ?

Est-ce assez carrément exprimé ?

La race conquérante a légué à ses descendants les terres de la conquête à posséder, les hommes de la conquête à régir.

Or, le gouvernement de la monarchie de droit divin ne peut se résumer et se poser qu’en ces termes explicites, rigoureux, sinon la monarchie n’a aucune raison d’être ; donc, à défaut de la possession complète des terres de la Gaule (dont le milliard d’indemnité a d’ailleurs fait rentrer une portion considérable entre les mains de leurs propriétaires : les émigrés), la monarchie de droit divin se croit le droit antérieur, supérieur et souverain de nous régir, nous autres descendants des hommes de la conquête.

Maintenant, que l’on réponde ?

Est-ce nous, démocrates, nous, race d’affranchis, nous, race d’esclaves comme nous appelle le comte de Montlosier ; est-ce nous qui, les premiers, avons songé à réveiller l’antagonisme des races ?

Que l’on nous permette de citer à ce sujet quelques lignes d’un homme aussi vénéré pour l’élévation de son caractère et de son patriotisme qu’illustre dans la science de l’histoire, un homme dont la juste renommée est une des gloires les plus précieuses de la France ; M. Augustin Thierry, faisant allusion aux écrits monarchiques que nous venons de citer, a écrit ceci :

« Après de si longs avertissements, il est temps que nous nous rendions à l’évidence, et que de notre côté aussi nous revenions aux faits ; le ciel nous est témoin que ce n’est pas nous qui, les premiers, avons évoqué cette vérité sombre et terrible qu’il y a deux camps ennemis sur le sol de la France ; il faut le dire, car l’histoire en fait foi, quel qu’ait été le mélange physique des deux races primitives, leur esprit contradictoire a vécu jusqu’à ce jour dans deux portions toujours distinctes de la population confondue, le génie de la conquête s’est joué de la nature et du temps, il plane encore sur cette terre malheureuse. C’est par lui que les distinctions de castes ont succédé à celles du sang ; celles des ordres à celles des castes ; celles des titres à celles des ordres. La noblesse actuelle se rattache par ses prétentions aux hommes à privilèges du seizième siècle. Ceux-là se disaient issus des possesseurs d’hommes du treizième siècle qui se rattachent aux franks de Karl-le Grand, qui remontaient aux Sicambres de Clovis. On peut contester ici la fiction naturelle ; mais la descendance politique est évidente ; donnons-la donc à ceux qui la revendiquent, et nous, revendiquons la descendance contraire ; nous sommes les fils du tiers-état ; le tiers-état sortit des communes ; les communes furent l’asile des serfs ; les serfs étaient les vaincus de la conquête ; ainsi, de formule en formule, à travers l’intervalle de quinze siècles, nous sommes conduits au terme d’une d’une conquête qu’il s’agit d’effacer. — Dieu veuille que cette conquête s’abjure d’elle-même, et que l’heure du combat n’ait pas besoin de sonner ; mais sans cette abjuration formelle, n’espérons ni repos ni liberté. »

(Augustin Thierry, Dix ans d’études historiques, p. 240.)

L’heure du combat sonna en 1830, et l’on sait ce qu’il en advint ; mais ces paroles solennelles de Thierry, écrites aux plus mauvais jours de la Restauration, sont aujourd’hui, comme alors, profon-