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sois-tu, Savinien, toi et tes fourrages ! nous avons ici tant de bétail, que l’on craignait de manquer d’approvisionnements. A-t-on des nouvelles de ces païens North-mans ? A-t-on vu leurs bateaux en Seine ?

— On dit qu’ils approchent ; mais, Dieu merci, l’abbaye est imprenable. Ah ! maudits soient les North-mans ! — répondit Savinien avec un sourire étrange, en jetant un regard oblique et sournois sur les monceaux de foin qui s’élevaient beaucoup au-dessus des ridelles de ses deux chariots. — J’ai tellement poussé mes bœufs, pour me rendre aux ordres de notre saint abbé, que les pauvres bêtes seront, je le crains, fourbues... Vois comme ils soufflent.

— Ils ne souffleront pas longtemps, car on va sans doute les abattre pour nourrir tout ces nobles hommes francs qui sont venus de réfugier ici, — reprit le moine. Et déjà, déplaçant à l’aide d’autres frères, d’énormes barres et chaînes de fer dont était renforcée intérieurement la porte massive, il se préparait à l’ouvrir, lorsqu’il entendit au loin de lugubres gémissements poussés par des voix de femmes. Telle était la panique inspirée aux gens d’église par l’approche des North-mans, que le moine-portier, effrayé par ces lamentations féminines de plus en plus rapprochées, n’osant pas même ouvrir en ce moment la porte de l’abbaye, en refusa l’entrée aux chariots de Savinien, malgré ses instances. Soudain, au détour d’un massif d’arbres plantés non loin des murailles, l’on vit apparaître une procession de nonnes, reconnaissables à leurs vêtements noirs et blancs, ainsi qu’aux longs voiles dont leur figure était couverte, afin de le soustraire aux regards profanes. Quatre d’entre elles, portant sur une espèce de brancard, formé de branches d’arbres, le corps de l’une de leurs compagnes, poussaient, ainsi que huit ou dix autres nonnes composant ce funèbre cortège, des gémissements lamentables. Une jeune religieuse, son voile à demi relevé, précédait le corps de quelques pas, se tordait les mains de désespoir, et s’écriait de temps à autre d’une voix désolée : — Seigneur ! Seigneur ! ayez pitié de nous ! notre sainte abbesse a trépassé !