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L’AUTEUR


AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE


Chers lecteurs,


Lorsque par un beau jour d’été, traversant le pont de la Concorde, un moment vous vous arrêtez frappés du magnifique coup d’œil offert à vos regards, admirant ces quais immenses plantés d’arbres, ces monuments splendides, ces jardins nombreux qui semblent se mirer dans les eaux de la Seine, dont le cours va baigner le pied des vertes collines de Chaillot et de Passy, au versant desquelles s’étagent tant de riantes demeures ; ou bien, lorsque le soir, au coucher du soleil, le gaz éclatant jaillit des milliers de candélabres de bronze, qui, à perte de vue, illuminent les Champs-Élysées, les quais et cette grande place de la Révolution (laissons-lui ce saint nom), où de gigantesques fontaines épandent leurs cascades des deux côtés de l’obélisque de Louqsor ; lorsque enfin vous contemplez d’un œil enchanté, ces merveilles de la civilisation, de la science, de l’art, de l’industrie et du progrès, votre enchantement se mélangerait d’une mélancolie profonde, si, vous reportant par la pensée à une époque éloignée de huit à neuf cents ans de ce temps-ci, vous songiez à ce qu’était Paris à ces époques reculées ; si vous songiez à quels horribles désastres cette ville fut si souvent exposée pendant une partie des neuvième et dixième siècles (de 845 à 912) ; si vous songiez enfin aux maux affreux qu’ont endurés nos pères les Parisiens en ces temps maudits, si regrettés des partisans des rois de droit divin. En vérité, bien que chaque page de notre histoire atteste ces faits inouïs, on peut à peine les croire, et souvent, lorsque je traverse l’un des ponts de Paris, je m’arrête en regardant le cours tranquille de la Seine, et je me dis : « Les eaux de ce fleuve qui coule entre ces rives depuis tant de siècles apportaient fréquemment, il y a de cela huit ou neuf cents ans, une innombrable quantité de bâtiments pirates qui, partis des côtes de la Norwège, du Danemark, de la Suède et autres pays du Nord, traversaient les mers, entraient à Rouen, dans la Seine, la remontaient jusqu’à Paris ; et, après avoir assiégé, pillé, incendié ou rançonné cette ville (notamment en 816, 856, 857, 861, 885, 901, 912), ils regagnaient leurs légers bâtiments et s’en retournaient vers les mers du Nord en descendant le fleuve. Vous verrez les mœurs de ces terribles pirates North-mans, ainsi appelés, dit le roman de Rou (Rollon), plus historiquement Rolf[1], parce que : Man en engleiz (en anglais), et en noreiz (langue du Nord), sénéfie hom en franchiez (français) — justez (joignez) ensemble North-et-man — ensemble ditez donc North-man — de ço vint li nom as Normans (d’où vient qu’ils ont le nom de Normands). »

Oui, ces North-mans auxquels se joignaient, dès qu’ils abordaient le sol de la Gaule, une multitude de serfs poussés à bout par la misère et l’esclavage ; oui, ces North-mans ont navigué sur les eaux de cette même Seine, qui coule si paisiblement à nos yeux ; oui, les cris de guerre de ces hordes sauvages dont les innombrables bateaux couvraient le fleuve d’une rive à l’autre, allaient jeter l’épouvante dans les palais des évêques ou des comtes de la vieille cité de Paris.


  1. Le Roman de Rou, Rollon ou Rolf, car ces trois noms ont été indistinctement donnés à ce pirate, souche des duks de Normandie, devenus plus tard rois d’Angleterre par la conquête ; le Roman de Rou a été écrit par Robert Wace, chanoine de Bayeux, mort en 1184. Il existe plusieurs manuscrits de ce curieus ouvrage ; voir à ce sujet l’excellente édition publiée par les soins du savant Fréderik Pluquet. (Rouen, Édouard frères, 1827, 2 vol in-8, avec gravures et fac-similés).