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qui leur étaient étrangers ; on ne pouvait distinguer à quel corps appartenait un bras que l’on voyait rejoindre à un tronc. Les soldats qui faisaient le carnage pouvaient à peine supporter la vapeur qui s’en exhalait. Il y eut, en trois jours que dura le carnage, soixante-dix mille Sarrasins de tués. (Liv. 17, v.. 1.)

» Après le massacre, les Croisés se rendirent au Calvaire, marchant sur les genoux, pleurant à l’aspect du saint tombeau ; ensuite on immola les Sarrasins ; leur foule éperdue aurait volontiers pris la fuite si elle avait eu des ailes, mais ils ne purent éviter une mort affreuse (18).»

Lisez la prise de Jérusalem par Albert, chanoine d’Aix...

« En entrant à Jérusalem, les croisés percèrent, avec la pointe de leurs épées, les femmes qui s’étaient réfugiées dans le temple ; ils arrachèrent du sein de leur mère les enfants à la mamelle, leur brisèrent la tête sur la murs ou les écrasèrent à coups de pierres (p. 58).

» ... Il nous paraît nécessaire, dit Tancrède à ses guerriers, de livrer sans délai au glaive les captifs et ceux qui se sont rachetés (p. 59).

Lisez le siège de Jérusalem par Baudry, archevêque de Dôle.

«... On voyait dans les rues et sur les places de Jérusalem des monceaux de têtes, de pieds et de mains. Partout l’on ne marchait qu’à travers des cadavres ; cela est peu de chose ; venons au temple de Salomon, où les Sarrasins avaient coutume de célébrer leurs cérémonies. Qu’il nous suffise de dire que dans le temple et sous le portique les cavaliers étaient dans le sang jusqu’aux genoux, et que des flots de sang s’élevaient jusqu’au frein de leurs chevaux (41).»

Après le massacre, le pillage et l’orgie, écoutez Albert, chanoine d’Aix (p. 63).

« ... Le patriarche de Jérusalem et le légat du pape vivaient dans de continuelles orgies. Baudoin les trouva tous deux un jour à une table splendide, et il leur dit ceci : Vous passez les nuits et les jours dans les festins, employez à vos plaisirs les aumônes des fidèles. Par Dieu ! vous ne toucherez plus les aumônes et vous ne remplirez plus ainsi délicatement vos ventres, avant que mes soldats aient reçu leur solde. Le légat du pape, très-irrité, répondit : Il est de toute justice que ceux qui servent l’autel vivent de l’autel (63). »


Tels furent, chers lecteurs, le but, le caractère, la marche et l’issue de cette croisade, dont vous allez suivre les développements dans le suivant récit, et vous direz comme nous : honte et exécration sur ces croisades qui ont fait couler des torrents de sang, causé la mort de milliers et de milliers du malheureux serfs, émigrés de la Gaule, confiants dans les promesses des prêtres ; honte et exécration sur ces croisades qui ont déchaîné les passions les plus atroces, les maux les plus affreux, et pourquoi ? pour s’emparer de Jérusalem et du prétendu sépulcre du Christ ; vaine conquête d’ailleurs, car, au bout d’un siècle, rempli des mêmes désastres, les croisés furent à jamais chassés de Jérusalem et de la Terre-Sainte par les Turcs, qui demeurèrent possesseurs du saint sépulcre, dont l’Eglise catholique se souciait d’ailleurs fort peu. La délivrance du tombeau du Seigneur avait servi de prétexte aux projets que l’Eglise poursuivait depuis le pontificat de Gerbert ; son but était atteint ; désormais à la voix des papes les rois, façonnés par les croisades aux atrocités des guerres religieuses extermineraient les hérétiques dans leurs royaumes.

Ah ! l’on se sent saisi de dégoût, d’épouvante et d’horreur quand on songe à ce mélange d’astuce, d’hypocrisie, de mensonge, d’audace, de cruauté, de férocité, d’ambition implacable qui constitue la tradition séculaire de la politique de ces papes de Rome ! Un dernier trait, chers lecteurs, il est frappant et résume cette politique : le pape Urbain II vient en Gaule pour y prêcher la croisade, et il s’écrie, pour entraîner les peuples à la Terre-Sainte :

« À Antioche, à Jérusalem et dans les villes de l’Orient les chrétiens sont opprimés, flagellés, injuriés ; ce sont des frères sortis du même sein, destinés aux mêmes demeures ; ils sont fils comme vous du même Christ et du même Dieu, et dans leurs propres maisons héréditaires ils sont faits esclaves par des maîtres étrangers. Les uns sont chassés de leurs demeures et viennent mendier chez vous ; les autres, plus malheureux encore, sont vendus et accablés d’étrivières sur leur propre patrimoine ; c’est du sang chrétien racheté par le sang de Jésus-Christ qui se verse, c’est la chair chrétienne de la même nature que la chair elle-même du Christ qui est livré aux opprobres et aux tourments (p. 532, v, 4, sermo Urbani papæ ex scheda biblioth. Vaticanæ, p. 514, Concil. gen.

Les entendez-vous, chers lecteurs, ces prêtres catholiques, s’indigner en l’an 1098, prêcher la croisade et appeler les peuples aux armes, parce qu’en Orient, disaient-ils, les chrétiens sont opprimés, flagellés, asservis dans leur propre pays par des maîtres étrangers ? Et que faisaient donc les Franks, en Gaule, depuis sept siècles que Clovis l’avait conquise ? Eux Franks, eux étrangers, n’opprimaient-ils pas, n’asservissaient-ils pas les Gaulois dans leur propre pays ? Les habitants de la Gaule n’avaient-ils pas été dépouillés de l’héritage de leurs pères par ces conquérants barbares ? Et dans ces temps maudits l’Eglise catholique, chaque jour témoin des horreurs de l’invasion franque et de ses horribles conséquences à travers les siècles, l’Église catholique s’est-elle jamais écriée : « — Franks barbares, ces Gaulois que vous asservissez, que vous torturez, que vous massacrez dans leur pays natal, ce sont vos frères en Jésus-Christ ! c’est de la chair chrétienne qui est livrée aux opprobres et aux tourments, c’est du sang chrétien qui coule ? » — Oui, les prêtres catholiques comme autrefois les druides héroïques, prêchaient-ils la guerre sainte contre le conquérant étranger ? Non, non, vous l’avez vu ! les prêtres catholiques, si ces sycophantes soudainement épris au onzième siècle d’une tendre compassion pour les