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de quitter la maison, il dit au vieux nautonnier, affectant de ne pas jeter les yeux sur Anne-la-Douce : Que le Seigneur soit favorable à ton voyage, Eidiol.

— Merci de ton souhait, Fultrade, — répondit Eidiol ; — mais mon voyage ne saurait manquer d’être favorable ; nous descendons la Seine, le courant nous porte, mon bateau est fraîchement goudronné, mes rames de frêne sont neuves, et je suis vieux pilote.

— Tout cela n’est rien sans la volonté du Seigneur, — répondit sévèrement le chantre en suivant d’un regard oblique et luxurieux Anne-la Douce qui montait à la chambre haute pour y prendre las casaques que son père et son frère voulaient emporter pour leur voyage de nuit. — Non, — reprit Fultrade, — sans la volonté du Seigneur aucun voyage ne peut être favorable.

— Par le vin d’Argenteuil que tu nous vendais si cher dans l’église de Notre-Dame, lorsque nous allions y jouer aux dés (F), père Fultrade, voilà parler en sage ! — s’écria Rustique-le-Gai, le bien nommé. Ce digne garçon, ayant appris au port Saint-Landry l’arrestation du doyen des nautonniers parisiens, était vite accouru, tout inquiet, offrir ses services à Marthe et à sa fille. — Ah ! père Fultrade, — reprit ce joyeux garçon, — quelles bonnes grillades, quels fins saucissons tu nous vendais aussi (toujours par la volonté du Seigneur), au fond de cette petite chapelle de Saint-Gratien où tu tenais ta buvette (G) ! Que de fois j’y ai vu des moines, des soldats, des vagabonds, y faire chère lie avec les nonnes égrillardes du couvent de Saint-Eloi (H) et les non moins égrillardes commères de la rue du Four-Banal (elles sont un peu comme le four) ; quelles furieuses rondes on dansait avec ces bonnes filles, en chantant depuis le parvis jusqu’au chœur la fameuse chanson à boire : « Je suis résolu de mourir au cabaret. — qu’on m’apporte du vin — quand je rendrai l’âme, les anges diront — que Dieu soit favorable au buveur ! »

— Ma sœur n’est plus là, — reprit en riant Guyrion ; — je peux donc, Rustique, te rappeler le souvenir de ce nid d’amoureux que l’on a