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L’AUTEUR


AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE


Chers lecteurs,


Nous voici arrivés à l’époque des croisades, l’un des faits les plus monstrueux qui se soient produits durant la période féodale ; le récit précédent vous a montré dans quel but exécrable et avec quel effrayant machiavélisme, les papes de Rome avaient peu à peu et de longue main, préparé ces migrations insensées pour la Terre-Sainte, en fanatisant avec une astuce et une persévérance infernales les populations abruties par les prêtres, aveuglées par l’ignorance, dégradées par le servage, poussées à bout par une misère atroce, et comment surtout en excitant chez ces malheureux les appétits les plus honteux, en déchaînant leurs passions les plus féroces, l’Église les poussa par milliers vers la Palestine.

Ce mouvement, dont la fièvre, dont l’ivresse californienne de ce temps peut faire parfaitement comprendre la folie et la violence irrésistible, entraîna d’innombrables multitudes d’hommes, de femmes, d’enfants, qui, tous misérables et en haillons, abandonnèrent le sol où les enchaînait le servage, pour aller à quinze cents lieues de la Gaule, à travers des pays inconnus, conquérir les richesses de la Terre-Sainte et les merveilles de toute sorte promises par l’Église. Le désir d’échapper aux horreurs de la servitude, la convoitise sensuelle des croisés, non moins surexcitée que leur cupidité par les prédications catholiques furent, vous le savez, non moins puissante que l’emportement d’une superstition imbécile, pour conduire à leur perte ces malheureux voués d’avance et en immense majorité à une mort certaine, par les calculs impitoyables de l’Eglise, jalouse avant tout de se préparer par la croisade d’effrayant moyens d’extermination, afin d’arriver par la terreur à la domination du monde.

Vous avez vu, chers lecteurs, nos croisés quitter le seigneurie de Plouernel à la voix et sous la conduite de l’aventurier Gauthier-sans-Avoir et de Coucou-Piètre (ainsi que l’on appelait vulgairement Pierre l’Ermite, ce bandit sanguinaire). Avant de continuer notre récit, nous croyons indispensable de procéder ainsi que nous l’avons fait pour la peinture des mœurs féodales, et de justifier d’avance cette seconde partie de notre récit, bien autrement incroyable que la première, de la justifier, disons-nous, par des preuves historiques irrécusables ; voici pourquoi ceci nous semble indispensable : la féodalité, quoique toujours audacieusement défendue et souvent encore prônée de nos jours par les historiens monarchiques et catholiques, inspire généralement une horreur presque insurmontable ; il n’en est pas ainsi des croisades ; la Jérusalem Délivrée en est l’épopée brillante et mensongère ; puis, qui de nous n’a été bercée de ces banalités : — Les preux croisés s’en allant en Palestine. — Les vaillants conquérants du tombeau du Seigneur, etc., etc. ; il n’est point jusqu’aux rimeurs de romances qui n’aient aussi contribué à vulgariser la chose : — Partant pour la Syrie, le jeune et beau Dunois, etc., etc., ce chant et autres sornettes, ont couru les carrefours. Ce n’est pas tout, le plus grand nombre des historiens, cédant à une admiration plus enthousiaste que réfléchie, pour certains glorieux faits d’armes des croisés, s’exagérant les avantages de ce qu’ils appellent l’influence commerciale des croisades, qui, mettant l’Europe et l’Asie en communication, devait amener plus tard de fréquentes relations mercantiles entre l’orient et l’occident, le plus grand nombre des historiens, disons-nous, frappés de la vaine apparence de certaines conséquences des croisades, éblouis par le faux éclat de quelques actions militaires aussi sanglantes que stériles, ont eu, à notre sens, le tort de ne pas signaler à l’exécration du monde, l’acte le plus abominable peut-être de tous les actes de l’Église catholique, car il fut la source d’innombrables désastres.

Oui, et vous vous en convaincrez, chers lecteurs, par la suite de ces récits ; les croisades furent l’inauguration de cette effroyable série de guerres et de tueries religieuses, qui depuis le douzième siècle jusqu’au dix-huitième, ont fait, de siècle en siècle, couler des torrents de sang dans tout le monde connu ; c’est par millions qu’il faudrait compter les victimes torturées, égorgées ou brûlées à la voix de l’Église catholique ; je me bornerai à vous citer les faits les plus culminants de cette boucherie qui a duré sept cents ans. — Le massacre des Albigeois sous Philippe-Auguste ; — le massacre de la Saint-Barthélemy sous Charles IX ; — le massacre des Cévennes sous Louis XIV, — ont été les conséquences forcées des premières croisades ; conséquences fatales, prévues, attendues, bénies, glorifiées, sanctifiées par les papes et par l’Église. Disons plus (abstraction faite du progrès du temps, de l’adoucissement des mœurs et de l’affaiblissement du fanatisme religieux, précieux résultats de notre immortelle Révolution de 1789), en 1849, l’expédition contre l’héroïque République romaine, expédition dé-