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père si dodu, si vermeil, si bien vêtu, si bien jouissant, ce sera vous, ce sera moi, ce sera nous tous, quand nous arriverons en Palestine. Venez donc à la croisade ! venez délivrer le tombeau du Sauveur ! au diable guenilles, masures, litières de paille et pain noir ! À nous palais de marbre, habits de soie, tapis de pourpre, coupes de vin délicieux, bourses d’or à pleines mains, et belles esclaves sarrazines pour nous bercer de leurs chants ! Venez, venez à la croisade !

— Venez ! venez ! — cria Coucou-Pietre, — et quand vous auriez pillé, violé, incendié, massacré... quand vous seriez adultère, prostituée, fratricide, parricide, tous vos péchés vous seront remis..... Venez à la croisade ! En voulez-vous un exemple, mes chers frères ? Wilhem IX, duc d’Aquitaine, un impie, un ravisseur, un débauché, qui compte ses crimes et ses adultères par milliers ! Wilhelm IX, ce scélérat endiablé, part demain de sa ville d’Angers pour la Palestine... le voilà blanc comme l’agneau pascal !

— Et moi blanc comme un cygne ! — dit Corentin-nargue-Gibet. — Dieu le veut !

— Et moi blanche comme l’hermine ! — dit Perrette-la-Ribaude en riant aux éclats. — Dieu le veut !

— Oui, oui, partons pour la croisade ! — crièrent les plus hardis des serfs du village, enivrés par ces espérances ; — partons pour Jérusalem ! — D’autres, moins résolus, moins aventureux, et c’était le plus grand nombre, suivaient les avis du vieux Martin-l’Avisé, craignant de risquer leur sort, quoique horriblement misérable, contre les hasards d’un voyage périlleux en des pays inconnus ; ils trouvaient insensée l’exaltation de leurs compagnons de servitude. D’autres, enfin, hésitaient encore à prendre une si grave détermination, aussi Colas-trousse-Lard dit-il à Gauthier-sans-Avoir : — Partir, c’est bien ! mais que dira notre seigneur ? Il nous est défendu de quitter ses domaines sous peine d’avoir les pieds coupés.

— Votre seigneur ! — reprit l’aventurier gascon en riant aux éclats ; — moquez-vous de votre seigneur comme d’un loup pris au