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L’aube naissante succédait à cette nuit, pendant laquelle les fugitifs étaient parvenus à s’échapper du manoir de Plouernel ; Jehanne-la-Bossue, assise au seuil de sa hutte située à l’extrémité du village, tournait incessamment ses yeux baignés de larmes vers la route par laquelle devait revenir Fergan, parti depuis la veille à la recherche du petit Colombaïk ; soudain, la serve entendit au loin un grand tumulte, causé par l’approche d’une foule nombreuse ; de temps à autre retentissaient des clameurs confuses, prolongées, que dominaient ces cris poussés avec frénésie : — Dieu le veut !.. Dieu le veut ! — Enfin, Jehanne aperçut, débouchant d’un chemin et se dirigeant vers le village une multitude de gens ; à leur tête marchaient un moine monté sur une vieille mule blanche, dont les os perçaient la peau, et un homme de guerre chevauchant sur un petit cheval noir, non moins maigre que la mule de son compagnon. Le moine, appelé par les uns Pierre l’Ermite, par le plus grand nombre Coucou-Pietre, portait un froc brun déguenillé ; sur sa manche gauche, à la hauteur de l’épaule, était cousue une croix d’étoffe rouge, signe de ralliement des Croisés, partant pour la croisade. Une corde lui servait de ceinture ; ses pieds nus, chaussés de mauvaises sandales, reposaient sur des étriers de bois ; son capuchon rabattu laissait voir son crâne chauve, crasseux et osseux comme sa figure bronzée par l’ardent soleil de la Palestine ; ses yeux caves, brillant d’un feu sombre, flamboyaient au fond de leur orbite, ses traits décharnés exprimaient un fanatisme sauvage ; d’une main il tenait une croix de bois rustique à peine équarrie, dont il frappait de temps à autre la croupe de sa mule, afin d’accélérer sa marche. Le compagnon de Coucou-Pietre était un chevalier gascon surnommé Gauthier-sans-Avoir ; d’une physionomie aussi grotesque, aussi joviale que celle du moine était farouche et sinistre, le seul aspect de cet aventurier provoquait le rire ; son regard pétillant de malice, son nez démesurément long et rejoignant presque son menton, sa bouche goguenarde, fendue de l’une à l’autre oreille, ses traits toujours grimaçant divertissaient