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— Et lorsque, prêchant la croisade pour la guerre sainte, l’Église dira à ces milliers de misérables enchaînés à la glèbe : « — Allez ! vous êtes libres, partez ! allez combattre les Sarrasins en Palestine, le pays des merveilles, là vous ramasserez un immense butin ! ne vous occupez pas des besoins du voyage, Dieu y pourvoira, et vous ferez par surplus votre salut éternel ! » tu crois que les serfs ne partiront pas en masse, entraînés par le désir de jouir de leur liberté, par la soif du butin, par l’esprit d’aventure, et par la pieuse ardeur de délivrer le saint sépulcre des outrages des infidèles !

— Yéronimo, — reprit l’évêque de Nantes en secouant la tête, — le besoin de liberté, l’esprit d’aventure, l’espoir du butin, pousseront peut-être ces malheureux en Palestine ; mais c’est un faible mobile que le pieux désir de venger le tombeau du Sauveur des outrages des infidèles ! Franchement ? quelque crédule que l’on soit, lorsque l’on se figure le Christ trônant au ciel, dans l’éternité de sa gloire, à côté de son père, le Dieu tout-puissant, ne semble-t-il pas indifférent que le sépulcre de Jésus reste vide aux mains des mécréants ? La divinité n’est elle pas au-dessus d’un tel fait ? Crois-tu possible, malgré leur aveuglement, de passionner les multitudes pour une semblable cause et de les entraîner en Syrie, à douze ou quinze cents lieues des Gaules ?

— Je te dis, moi, que lorsque à cette sainte cause, éloquemment prêchée par l’Église, se joindront la soif de la liberté, l’espoir du butin, la certitude de gagner le paradis et la curiosité d’un avenir inconnu, qui ne saurait être pire que le présent, l’entraînement des populations vers la Palestine deviendra irrésistible !

— Je l’accorde ; mais les seigneurs laisseront-ils ainsi dépeupler leurs terres, en permettant aux serfs de partir pour la croisade ?

— Les seigneurs redoutent autant que nous la révolte des serfs ; en cela notre intérêt est commun ; puis ce trop plein de populaire, qu’il est d’une sage politique de déverser au dehors, se compose au plus du tiers de la plèbe ; ce tiers seul partira.