Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/233

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’autre ? et que ta mort devait précéder la mienne de trois jours !... de sorte que si je te tuais je mourrais après toi... Peut-être aussi tu me trompes.

— Éclaircis tes doutes... tue-moi.

— Je n’ose.

— Qui te retient ?

— La peur de me frapper en te frappant, si, en effet, ta mort doit amener la mienne. Je ne sais que penser, car beaucoup de tes prédictions se sont réalisées ; mais si je dois mourir du mal que je ressens, malheur à toi, sorcière ! tu ne me survivras pas ! Garin-Mange-Vilain a mes ordres.

— Ceci doit te rassurer ; d’ailleurs, ne suis-je pas ta prisonnière ?

— Oh ! tu ne sortiras pas vivante de ce château. — Puis, portant ses deux mains à son front, Neroweg ajouta d’un air de plus en plus sombre et accablé : — Mais ce philtre... me guérira-t-il ?... Tiens, je préférerais la mort à la vie que je mène. Depuis que tu as, certainement, jeté sur moi un maléfice diabolique, je ne suis plus le même ; les jours me semblent sans fin, le plus riche butin ne me réjouit plus. En vain j’entasse richesses sur richesses dans mon trésor secret... je ne sais qu’en faire de ces richesses ; je ne les mange pas ! Quand j’ai parcouru ma seigneurie du nord au sud, de l’est à l’ouest, enclavée qu’elle est, comme dans un cercle de fer, au milieu des seigneuries de mes voisins, tous mes ennemis ; quand j’ai porté le ravage chez eux en retour de celui qu’ils ont porté chez moi ; quand j’ai rançonné les voyageurs, fait rendre ma justice par mon baillif, mon prévôt et mon bourreau... quelle est ma vie ? dis ? quelle est ma vie ?

— Tu batailles, tu manges, tu bois, tu chasses, tu dors et tu mets tes serves dans ton lit, lorsqu’elles se marient.

— Je suis las de ces brutes grossières, le vin me semble amer, je ne chasse jamais tranquille dans mes forêts, j’ai peur de tomber dans quelque embuscade tendue par mes voisins ; mon noir donjon est