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— Ah ! mon père, — reprit Isoline, dont le visage, naguère si riant, s’attrista douloureusement, — malgré moi, j’ai peur que cette rencontre ne soit d’un funeste augure pour notre voyage !

— Ma fille chérie ! — reprit le marchand avec angoisse, — ne t’alarme pas ainsi vainement. Sans doute nous vivons en des temps où l’on ne peut sortir des villes et entreprendre de longs trajets avec sécurité ; sans cela, depuis longtemps déjà je serais allé visiter en la cité de Laon mon bon frère Gildas, dont je suis séparé depuis tant d’années ; malheureusement il y a trop loin d’ici en Picardie, pour pouvoir s’aventurer en une telle chevauchée. Mais rassure-toi, le voyage que nous entreprenons durera deux jours à peine, il sera aussi heureux qu’il mérite de l’être. N’accomplissons-nous pas un devoir sacré en nous rendant aux désirs de ton aïeule ? Parvenue à un grand âge, elle ne veut pas mourir sans t’embrasser ; ta présence la consolera du moins du chagrin que lui a laissé la perte de ta pauvre mère, qu’elle regrette aussi douloureusement aujourd’hui qu’à l’époque où elle nous a été ravie !

— Mon père, j’aurai du courage.

— Tiens, mon enfant, s’il ne s’agissait d’un devoir aussi impérieux, je te dirais : retournons dans notre paisible maison de Nantes ; là, du moins, je te verrai, comme par le passé, heureuse et gaie du soir au matin ; car si ton sourire épanouit mon âme, — ajouta Bezenecq d’une voix profondément attendrie, — chacune de tes larmes tombe sur mon cœur !

— Regarde-moi, — reprit Isoline ; — est-ce que maintenant j’ai l’air soucieux, alarmé ? — En parlant ainsi, elle tendait au marchand sa charmante figure redevenue confiante et sereine. Le citadin contempla un instant, silencieux, les traits chéris de sa fille, afin de pénétrer si elle ne cherchait pas seulement à le rassurer ; puis, bientôt convaincu de la sincérité des paroles d’Isoline, une larme de joie lui vint aux yeux, et il s’écria, cherchant à dissimuler son émotion : — Au diable les selles de croupe ! on ne peut pas seule-