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tira le morceau de chair grillée, le saisit et l’élevant au-dessus de sa tête pour le montrer à toute la famille, s’écria d’une voix pantelante : — De la viande !... oh ! nous ne mourrons pas encore ! Den-Braô !... mes enfants ! de la viande ! de la viande ! — À ces mots, mon fils se redressa brusquement sur son séant ; Nominoé, trop faible pour se relever, se retourna sur sa couche en tendant vers sa mère ses mains avides ; la petite Jehanne tendit aussi les siennes en dehors de son berceau, pendant que Julyan, cessant d’être contenu par sa mère et n’entendant rien, ne voyant rien, en proie au délire de la faim, portait son bras à ses dents ; ni moi, ni personne, hélas ! ne s’aperçut alors du mouvement de cet enfant. Tous les yeux étaient attachés sur Gervaise qui, courant à une table et prenant un couteau, dépeça la chair en criant : — De la viande... de la viande !...

— Oh ! donne... donne... — dit mon fils à sa femme, accourant vers elle les mains tendues, et il reçut un morceau qu’à l’instant il dévora.

— À toi, Jehanne ! — reprit ensuite Gervaise en jetant un autre morceau à sa petite fille, qui poussa un cri de joie, tandis que sa mère, cédant à la faim, mordait à la tranche qu’elle allait donner à Nominoé, son fils aîné. Celui-ci, saisissant sa proie, se mit comme les autres à la manger avec une voracité silencieuse. — À toi maintenant, Julyan ! — ajouta Gervaise ; l’enfant ne répondit rien... elle se baissa vers lui et dit : — Julyan, ne mords donc pas ainsi ton bras ! Tiens, voilà de la viande, cher petit ! — Mais son frère aîné, Nominoé, ayant déjà mangé son morceau, s’empara brusquement de celui que sa mère offrait à Julyan. Le voyant toujours immobile et muet, elle s’écria : — Mon enfant, ôte donc ton bras d’entre tes dents ! — À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle ajouta, en se tournant vers moi : — Venez donc, père !... son bras est glacé, raidi... si raidi que je ne puis le lui ôter d’entre les mâchoires !

J’accourus : le petit Julyan venait d’expirer dans les convulsions de la faim, moins affaibli, moins amaigri cependant que son frère et