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une flèche, je ne pourrais plus le suivre à la piste. Mes craintes se réalisèrent ; le vent se changea en ouragan chargé d’une neige épaisse. Je sors du taillis au delà du détour du chemin, et à cent pas environ d’une clairière, où il se partageait en deux longues allées, je regarde au loin, je ne vois plus le daim ; m’éventant sans doute, il s’était rembûché dans les fourrés qui bordaient les deux routes ; quelle direction avait-il prise ? impossible de m’en rendre compte, la trace de ses pieds disparaissait sous la neige, dont la couche s’épaississait de plus en plus. En proie à une rage insensée, je me jette à terre, je m’y roule poussant des cris furieux ; ma faim, jusqu’alors oubliée dans l’ardeur de ma chasse, se réveillant implacable, déchirait mes entrailles ; je mordis l’un de mes bras, la douleur me fit lâcher prise ; puis, frappé de vertige, je me relève avec l’idée fixe de retrouver le daim, de le tuer, de m’étendre à côté de lui, d’y rester tant qu’il resterait sur ses os un lambeau de chair à dévorer : j’aurais en ce moment, et si je l’avais tenue, défendu ma proie à coups de couteau contre mon fils. Obsédé par l’idée fixe, délirante, de retrouver le daim, j’allai au hasard, sans savoir où je me dirigeais ; je marchai longtemps, la nuit s’approchait, un événement étrange vint en partie dissiper l’égarement de mon esprit. La neige, fouettée par l’ouragan, tombait toujours ; tout à coup mon odorat est frappé de l’exhalaison qui s’échappe des viandes grillées ; cette senteur, répondant aux appétits féroces qui troublaient ma raison, me rend du moins l’instinct de chercher à assouvir ma faim, je m’arrête, flairant çà et là comme un loup qui évente au loin le carnage ; je regarde autour de moi pour reconnaître aux dernières lueurs du crépuscule les lieux où je me trouve. J’étais à l’embranchement d’un chemin de la forêt, conduisant de la petite ville d’Ormesson à Compiègne, il passait devant une taverne où s’arrêtaient d’ordinaire les voyageurs, taverne tenue par un serf de l’abbaye de Saint-Maximin, surnommé Grégoire-Ventre-creux, parce que rien ne pouvait, disait-il, satisfaire à son insatiable appétit ; obligeant et joyeux homme d’ailleurs, ce