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Et maintenant, fils de Joel, lisez ce récit, écrit par moi, Yvon-le-Forestier, jadis Yvon-le-Bestial :

C’était à la fin du mois de décembre 1033 ; depuis cinq ans ma bien-aimée femme Marceline était morte ; j’habitais toujours la hutte du canton de la Fontaine-aux-Biches avec mon fils Den-Braô, sa femme Gervaise et ses trois enfants : l’aîné, Nominoé, était âgé de neuf ans ; Julyan, le second, de sept ans, Jehanette, la dernière, de deux ans. Mon fils, serf comme moi, avait été employé, dès son adolescence, à extraire des pierres d’une carrière voisine. Un goût naturel pour le métier de maçon se développa en lui ; à ses moments de repos il taillait dans certaines pierres tendres de la carrière de petites maisons ou des châtelets, leur structure frappa le maître artisan maçon du domaine de Compiègne ; remarquant l’aptitude de mon fils, il lui apprit la coupe des pierres, le dessin des plans, la bâtisse, et l’employa souvent à diriger avec lui la construction de différents donjons fortifiés, que le roi Henri Ier faisait élever sur les limites de son domaine de Compiègne. Mon fils Den-Braô, doux, laborieux, résigné à la servitude, aimait passionnément son métier de maçon. Souvent je lui disais : — « Mon enfant, ces donjons redoutables dont tu traces les plans, et que tu bâtis avec tant de soin, servent ou serviront à opprimer notre race ; les os de nos frères pourriront dans les cachots souterrains étagés avec un art infernal !

» — Hélas ! il n’est que trop vrai, — me répondait-il ; — mais d’autres que moi les bâtiraient, et j’oublie les peines du servage en me livrant à des travaux que j’aime avec passion ! » Gervaise, femme de mon fils, active ménagère, adorait ses trois enfants ; elle me témoignait une affection filiale. Notre demeure était située dans l’un des endroits les plus solitaires de la forêt. Jusqu’à cette année maudite, nous avions moins que d’autres souffert des famines qui dépeuplaient la Gaule ; je pouvais de temps à autre abattre un daim ou un cerf ; je faisais fumer sa chair, ces ressources nous mettaient à l’abri du besoin ; mais dès le commencement de l’année 1033, ces