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tinuèrent leur chemin. Le peu de mots surpris par moi me firent réfléchir ; je me souvins des récits de mon père, j’avais lu dans la légende d’Eidiol, qu’Amael, un de nos aïeux, avait refusé d’être le geôlier du dernier rejeton de Clovis, un enfant, retenu prisonnier dans un monastère. Le roi Ludwig, dont la vie semblait menacée par l’ambition du comte de Paris, devait prochainement se rendre au château ; peut-être serait-il, comme son père, victime d’un meurtre, et je pourrais, moi, fils de Joel, assister à la mort du dernier des rois de la race de Karl-le-Grand. Cet espoir changea mes projets ; au lieu de courir les bois je me rendis le lendemain chez ma grand’mère, une des serves lavandières de la maison royale. Je n’avais jamais quitté la forêt, j’y vivais dans une complète solitude avec mon père ; j’étais d’un caractère taciturne, sauvage. En arrivant au château je rencontrai par hasard une bande de soldats franks, ils venaient de s’exercer au maniement des armes ; par passe-temps ils se jouèrent de moi. Ma haine de leur race, mon étonnement de me trouver pour la première fois de ma vie au milieu de tant de monde, me rendirent muet ; ces soldats prirent mon silence farouche pour de l’hébétement, ils crièrent tout d’une voix : — C’est un bestial ! — Ils m’emmenèrent ainsi au milieu des cris, des huées, des coups ! D’abord peu m’importa de passer ou non pour idiot ; cependant je réfléchis que personne ne se méfiant d’un idiot, je pourrais peut-être, grâce à cette stupidité apparente, m’introduire plus tard dans l’intérieur du château sans éveiller les soupçons ; je ne me trompais pas : ma pauvre grand’mère me crut dénué de raison, bientôt les commensaux du palais, les courtisans, plus tard le roi lui-même, s’amusèrent de l’imbécillité d’Yvon-le-Bestial ; et un jour, après avoir assisté invisible à l’entretien de Hugh-le-Chappet avec Blanche, auprès de la Fontaine-aux-Biches, j’ai vu expirer sous mes yeux le descendant dégénéré de Karl-le-Grand ; j’ai vu s’éteindre dans Ludwig-le-Fainéant la seconde race de ces rois étrangers conquérants de la Gaule ! Je l’avoue ici, profitant de la facilité que j’avais à m’intro-